— par Janine Bailly —
Littérature : Ta-Nehisi Coates : Le grand combat
Théâtre : Aimé Césaire : La tragédie du roi Christophe
A l’heure où une partie de la France, pour contrer justement la montée des racismes et de la xénophobie, s’apprête à voter, contre ses convictions intimes, en faveur d’un candidat qui n’est pas plus celui de son choix que celui des humbles, à l’heure où surgissent, venues de différents horizons, des créations artistiques qui nous parlent de notre monde, de ses pulsions inavouables, des souffrances infligées à maintes communautés, il me semble bon de parler des luttes courageuses qui y afférent. Car, ainsi que le dit le musicien Jordi Saval sur la station radiophonique France Inter, il faut que les arts, quels qu’ils soient, servent à quelque chose et, « si la musique, et les autres arts, ça ne sert pas pas à faire que les êtres soient meilleurs, alors ça ne sert à rien ! »· Comment ne pas le croire, lui qui est allé dans la jungle de Calais offrir aux émigrés, « gens qui fuient l’horreur de la guerre, hommes en détresse » le réconfort d’un généreux concert⋅
Interpellée par l’article « Je ne suis pas votre nègre », paru sur le site Madinin’Art, il me faut ici parler d’identité noire, puisque dire que le problème de couleur n’existe pas s’avère malheureusement être encore du domaine de l’utopie.
Parler, au travers d’abord de la littérature, le lien se faisant par l’écrivain James Baldwin, figure du film documentaire précité, et figure présente dans Le grand combat, ce troisième opus de l’américain Ta-Nehisi Coates, qui fait suite à Une colère noire/lettre adressée à mon fils, essai bouleversant publié par l’écrivain-journaliste après la mort de son ami d’université, Prince Jones, tué par un officier de police qui l’avait pris pour un trafiquant de drogue. De Ta-Nehisi, Toni Morrisson dira que sans aucun doute, il est venu combler « le vide intellectuel après la mort de James Baldwin.». Plus qu’un intellectuel, il est aussi homme en lutte pour la reconnaissance de l’identité afro-américaine, engagé politiquement, et qui a participé aux discussions suscitées par les soulèvements de Baltimore, sa ville natale, au printemps de l’année 2015. Son œuvre s’inscrit donc dans le mouvement #BlackLivesMatter (en français : Les vies des noirs comptent), vaste mobilisation contre les violences policières et les inégalités raciales aux États-Unis, dont il est à craindre que le gouvernement de Donald Trump ne prendra pas grand compte…
Le grand combat, récit autobiographique d’une initiation vécue dans la rue, à l’école comme au sein de la cellule familiale, nous livre une double photographie du pays, en ce sens où Ta-Nehisi narre sa propre enfance puis son adolescence dans le Baltimore des années quatre-vingts, mais aussi le parcours aventureux de son propre père dans les années soixante. Un père ancien adepte des Black Panthers, qui crée une petite imprimerie familiale, retrouve et édite les textes de résistance mis sous le boisseau par les pouvoirs en place, initie à la littérature ses enfants, fils ou filles de compagnes successives, tous unis en une “tribu” originale, mais aimante et soudée. De hautes silhouettes hantent les pages, celles de Marcus Garvey, Malcom X, James Baldwin, celles de tous ces combattants oubliés qui firent reculer l’esclavage et les massacres, tous sacrifiés sur les autels de la suprématie blanche.
Récit d’apprentissage, Le grand combat suit les tribulations de Ta-Nehisi, au parcours souvent chaotique, et qui faillit céder aux sirènes des gangs se partageant, dès les années lycée, les territoires du “ghetto”, dans de violents rapports de force. Qui eût pu se perdre dans les trafics, les armes et la drogue, si ce n’est que son père veillait, prompt à redresser le chemin comme à infliger, à tel de ses rejetons indociles, des corrections parfois bien cruelles ! Portrait sans concession d’une Amérique gangrénée par une ségrégation qui, sans plus dire son nom, sépare encore dans ses écoles les enfants au prétexte de leurs couleurs de peaux ! Épopée intime de celui qui n’est pas devenu le bad boy prévu par la société ou le destin, vie déroulée sur les accents et paroles scandées de la musique hip hop naissante, ode lyrique formidablement porteuse d’espoir !
Hommage à l’homme aussi au travers de ce spectacle que nous vîmes la semaine passée sur la chaîne France Ô, captation de la pièce de théâtre La tragédie du Roi Christophe, signée Aimé Césaire, et mise en scène par Christian Schiaretti. Aimé Césaire dont Antoine Vitez disait de si belle façon : « Aujourd’hui Shakespeare est noir, il écrit en français, et il s’appelle Aimé Césaire. »
Un jour de 2013, année centenaire de la naissance du grand poète martiniquais, Daniel Maximin demanda au TNP de Villeurbanne que soit montée, en célébration, une œuvre autre que le Cahier du retour au pays natal. Ce fut là le début d’une vaste entreprise, puisque Christian Schiaretti décida de travailler sur une trilogie, dont les volets se nomment : Une saison au Congo, que nous pûmes fort heureusement voir au Grand Carbet de Fort-de-France, et qui représente en Patrice Lumumba le versant noir africain ; La tragédie du Roi Christophe, qui put être captée pour la télévision, après que fut tombée l’opposition première au projet de la famille héritière, et qui représente le versant noir caribéen ; à venir, reste La Tempête, versant noir américain par les références faites à MalcomX et Martin Luther King. Trois œuvres essentielles, « trois tragédies de la colonisation », selon les propres mots de Césaire.
Schiaretti ouvre en force la représentation sur un combat de coqs dans le pitt, métaphore imagée de cette lutte qui, après que l’île d’Haïti eut conquis son indépendance, opposa Pétion le mulâtre à Christophe, intronisé souverain noir du pays du Nord. La scénographie recrée, par la grâce d’une vingtaine d’acteurs issus du collectif burkinabé Béneeré, de formidables ambiances de rue, alors que la clameur populaire est soutenue par un orchestre en fond de scène. Incroyable par exemple, ce tableau où tous, armés de pelles, brassent sur une toile noire la terre de travaux démesurés imposés par le maître ! Il est un peu dommage cependant que cette fresque épique souffre de quelques longueurs, et que les voix cherchent trop souvent le cri, la langue de Césaire étant assez puissante en elle-même pour atteindre et notre esprit et notre cœur !
Le roi Christophe, ancien esclave devenu tyran de son peuple, symbolise toutes les contradictions de l’être humain, dans sa grandeur et ses faiblesses. Il est celui dont les idéaux généreux se brisent et se perdent dans l’exercice du pouvoir, le libérateur qui prend figure de bourreau, et dont la fin ne pouvait être que tragique. Toutes les facettes du personnage, nous les lisons sur le visage de son interprète, Marc Zinga, formidable acteur congolais, déjà incarnation de Lumumba. Mais par-delà les vicissitudes de ce règne condamné à mourir, c’est, dans les affres d’un accouchement, la naissance du premier état souverain noir qu’il faut bien saluer !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 25 avril 2017