— Par Janine Bailly —
La manifestation « Lire et dire pour le plaisir » tourne actuellement sur l’île. C’est l’association Virgul’ qui a convié six femmes à rendre hommage cette année à Frantz Fanon : Mika Egouy, Halima Hamdane, Kalthoum Ben M’Barek, Samia Diar, Nathalie Debenne, Yawa. Six voix exclusivement féminines pour dire les mots de révolte et d’engagement de l’homme et de l’écrivain. Six voix venues d’horizons divers, Martinique, Maghreb, France, mais six voix unies dans le même plaisir de s’affronter avec bonheur à des écrits pas toujours faciles à mettre en bouche. Écoutons ce qu’en dit le directeur artistique de l’association, Valer’ Egouy : « J’ai voulu laisser libre cours à leurs inspirations. J’ai fait savoir quels étaient les ouvrages existants, et elles se sont plongées dans ces livres. Chaque femme a saisi Frantz Fanon par un bout et nous avons une variété extraordinaire du coup. Elles étaient complètement émerveillées. Je crois que cela va donner quelque chose de magnifique. »
Oui, pari tenu, et pour avoir assisté à deux de ces soirées, je dirai, parodiant le poète , que « les fruits ont passé la promesse des fleurs ». Plus intime à la bibliothèque universitaire, le spectacle a gagné en solennité dans le cadre si beau de la bibliothèque Schœlcher, les livres y servant de toile de fond.
Après une présentation fort bien documentée de qui fut Frantz Fanon, viennent les lectures d’extraits choisis, textes emplis d’humanité, textes qui nous parlent de la nécessité toujours de lutter, de résister, d’être des hommes debout et dignes de ce nom, textes en direction de tous ceux qui, à l’instar de l’Algérie, ont eu ou auront à se battre pour leur indépendance, menant la résistance contre toute domination et résistant à toute forme d’inégalité, de racisme et d’injustice. Frantz Fanon nous apparaît d’abord comme le chantre de la décolonisation, le pourfendeur de toutes les indignités, le défenseur de tous les opprimés. Sa pensée est pour tous, le Noir et le Blanc, le riche et le pauvre et, comme le dit sa fille, « lire Fanon c’est ouvrir les yeux sur la brutalité du monde et tenter d’en comprendre les ressorts ». Un hommage est aussi rendu aux femmes, qui sont toujours partie agissante de ces luttes, mais que l’on oublie trop souvent une fois la victoire obtenue.
Textes graves certes, mais portés par six femmes au sourire rayonnant d’espérance, six femmes que l’on sent complices par les regards échangés, et par la façon dont leurs voix se mêlent, se répondent, se passent volontiers le relais de la parole.
À la beauté des voix répond celle des visages, des gestes et des corps en danses esquissées, car la musique et le chant sont là pour soutenir la déclamation, assurer le lien entre les textes, créer le fil rouge qui tiendra le spectateur en éveil. Guitare, tam-tam, gnawas n’ont pas de secrets pour l’Algérienne Samia Diar, et qu’importe le barrage de la langue, nous vibrons avec elle chaque fois que sa voix module et emplit l’espace. De même sommes-nous sous le charme des sonorités puissantes et revendicatrices de la Française Nathalie Debenne, lorsque debout elle cherche au plus profond d’elle-même la force de nous convaincre, chantant « La colombe » que Jacques Brel composa lorsqu’il prit connaissance de la guerre d’Algérie, ou, en anglais, « Iron Sky », hymne à la liberté retenu pour la dernière campagne Amnesty International.
Et puis comment aurait-on pu, dans cette manifestation en partie nommée « Dire », ne pas convier la Martiniquaise Yawa, la slameuse, la « pawoleuse » poétique, la diseuse par excellence ? Créatrice de ses propres textes, elle nous les livre avec sa voix aux multiples inflexions, de la colère et de l’indignation à la tendresse, mais aussi avec ses gestes, avec ses regards qui vous cherchent et vous tiennent, avec tout son corps enfin qui s’approprie l’espace et ne vous lâche plus. Interrogée, elle répond que non, on ne peut pas trouver pour le moment ses productions écrites ni même enregistrées, elle reste dans cet art oral du slam, créateur d’événements éphémères se singularisant par leur force vive et leur authenticité.
Comme le Papalagui, ce spectacle décentralisé porte de par toute l’île une culture trop souvent réservée à la seule Fort-de-France. Merci à ceux qui en prennent l’initiative, et puissent ces actions se multiplier dans les années à venir !