— par Janine Bailly —
Nostalgique de mes quelque quarante années d’enseignement, j’ai cru trouver, en participant à l’opération “Lire et faire lire“, initiée par l’écrivain Alexandre Jardin, l’occasion de revivre cette belle émotion de transmettre qui fut si longtemps la mienne. Il s’agit, à condition d’avoir atteint un âge certain, de se rendre dans une école, maternelle ou primaire, afin d’y lire aux enfants des histoires censées leur plaire. Las ! Que ne me suis-je méfiée ! Au portail où je me présente on me crie sans aménité aucune : « Tirez le verrou ! », et d’ores et déjà je me sens Petit Chaperon Rouge car résonne en moi la comptine « Tirez la bobinette et la chevillette cherra ». Bref on me confie une petite troupe à asseoir dans une quelconque salle. Forte de mon expérience passée, je me lance imprudemment… et n’irai pas bien loin ce jour-là. Des chérubins à moi confiés, d’aucuns se roulent par terre, d’autres me bombardent de feuilles mortes préalablement glanées dans la cour, les plus audacieux tentent de m’arracher le livre où dorment les si beaux contes qui ne demandaient qu’à se réveiller pour leur plaisir. Et je finis l’heure épuisée, dégoulinante de sueur et de larmes retenues au bord des cils ! Premier essai non transformé !
Pas découragée pour autant, et toujours lectrice acharnée voire boulimique et compulsive, je décide de proposer ma candidature afin de tenter, une fois encore, de faire partie du jury du Prix du Livre Inter qui se réunira au mois de juin à Paris. Aussi ce quatre avril, cœur battant la chamade et mains moites, je guette la proclamation de la liste des heureux élus. Las ! Que ne me suis-je méfiée ! Second essai non transformé !
Voilà pourquoi aujourd’hui, pour ne pas avoir en vain transpiré sang et eau sur la feuille blanche — ou plutôt sur l’écran vierge de mon ordinateur — à la rédaction de ma “lettre de motivation“, j’ai envie vaille que vaille de vous livrer ici mes élucubrations, et advienne que pourra, et les lise qui veut qui peut !
Pourquoi donc lire ?
Parce que je ne saurais vivre sans un livre à portée de main. Parce que les livres, indiscrets voyageurs du temps, passagers clandestins de mes jours, se glissent subrepticement partout, refusant de dormir dans l’étroite prison close de mes bibliothèques. Parce que je les trouve sur ma table de chevet, compagnons dociles ou rétifs de mes insomnies ; parce qu’ils s’égarent dans la cuisine, feuilletés entre deux cuissons, malencontreusement saupoudrés, au gré du menu, de sucre, de sel ou de farine ; parce qu’ils font leur nid au fond d’une poche, dans les replis d’un cabas en compagnie des achats du jour, dans la boîte à gants d’un véhicule automobile, cachette d’où ils sortiront afin de m’exhorter à la patience lorsque la route sera par trop embouteillée !
Livres lus une fois puis soigneusement rangés, que l’on redécouvre avec bonheur à la faveur d’un déménagement, livres familiers tout écornés de lectures trop répétées, livres de poche ou livres de luxe, livres achetés, livres empruntés rendus ou pas à leur propriétaire, livres vagabonds qui circulent et comme un bon vin se bonifient, livres parfois dérobés quand on était si jeune et que l’argent venait à manquer, livres de plage et d’un été tout griffés de vent marin et de grains de sable blond, livres d’hiver aux parfums de châtaignes grillées et de veillées au coin de l’âtre, livres d’études enfin, bien clos sur un savoir parfois trop hermétique au commun des mortels…
Lire, comme pour se désaltérer on boit un verre d’eau fraîche au cœur brûlant de juillet. Lire comme on respire, comme on rit ou l’on pleure, comme l’on aime ou exècre, comme on se perd enfin au creux de sombres forêts secrètes, ou comme aux sables arides des déserts on cherche sans fin la source.… Lire pour s’ouvrir au monde, pour s’ouvrir aux autres et à soi-même. Lire sans compter, sans reprendre souffle ou tout au contraire en étirant le temps au fil des pages. Lire pour oublier ou se souvenir, pour apprendre ou oublier. Lire en secret, lire en public, lire pour soi seule ou pour les autres, du bout des lèvres ou du fond du cœur. Lire comme vivre et mourir, et lire pour être, tout simplement !
Lire tout l’éventail, du roman dit « de gare » au roman sur lequel tu achoppes tant il est riche et lourd de sens et de révélations latentes. Lire les dernières nouveautés parues autant que « re-lire » ces œuvres honorées du beau nom de « classiques ». Prendre aussi le risque de donner à la lecture la préférence sur la vie ? Mais alors devoir faire par obligation des choix cruels car cette vie est si courte, qui nous appelle à bien d’autres tâches !
Et puis partager ce que l’on a compris, deviné ou non, pressenti ou non. Pour que lire, bien qu’appelant à l’intime, ne reste pas un acte solitaire et sans suite. Pour se confronter à l’autre, pour avancer sur le chemin de la connaissance commune et de l’échange. Pour bien modestement tenter de donner à ceux qui ne l’auraient pas encore – ou qui l’auraient perdu –, le goût de lire !
PS : jusqu’au 13 mars 2016, il était possible d’écrire une lettre de motivation, disant notre goût de la lecture, sur le site de France Inter afin de participer à la sélection pour tenter de devenir juré du « Prix du Livre Inter ».
Janine Bailly
Fort-de-France le 11 mars et le 20 avril 2016