— Par Yves-Léopold Monthieux —
Depuis Montaigne, on sait que la vérité d’un pays s’arrête à ses frontières et que ce qui est interdit en deçà des Pyrénées peut être admis au-delà. C’est ce que m’inspire une tribune parue dans la presse sous la signature d’un militant indépendantiste et intitulée Turquie, Union européenne et peine de mort. Les réactions en cours du président de la Turquie à la tentative de coup d’Etat visant son pays inquiètent en ce qu’elles pourraient conduire, sur fond de migrations et de conflits divers, à l’installation d’une dictature aux portes de l’Europe. Aussi, le rétablissement envisagé de la peine de mort en Turquie devrait susciter un écho différent de celui que rapporte sans sa tribune, Robert Saé.
Le dirigeant du CNCP a osé mettre sur le même plan la situation qui résulterait de la sanction suprême et le sort des habitants de l’Europe face aux difficultés qu’ils vivent au quotidien dans leurs pays. Pourtant, on ne saurait considérer comme une parole en l’air la menace du président Erdogan qui, après Fidel Castro, a reçu le Prix Kadhafi des Droits de l’homme, en 2010. L’auteur suggère que l’Europe n’a pas à se plaindre puisque, selon lui, une forme de peine de mort se pratique déjà au quotidien sous l’égide du capitalisme, en général, et dans l’exercice de la politique intérieure des pays de l’Europe et de la France, en particulier. On s’étonne qu’il en vienne à relativiser, de fait, la gravité d’un retour de la sanction capitale en Turquie. En revanche, on ne peut pas douter de sa volonté de criminaliser le fonctionnement de la démocratie en Europe, qui ne lui convient pas. On est loin d’un véritable intérêt pour le peuple turc.
Idéologie : « plus c’est gros plus ça passe »
La comparaison de Robert Saé relève d’une conception du militantisme politique qui a la vie dure : « plus c’est gros plus ça passe ». Aux yeux de l’auteur, en France, l’économie de marché, les tribunaux, les procureurs, les politiques, les journalistes…, sont autant de prédateurs au service du capitalisme, qui mettraient les citoyens en situation de vivre au quotidien une manière de peine de mort continue. Qu’en est-il des institutions évoquées par l’auteur lorsqu’elles sont au service des systèmes politiques qu’il affectionne ? Il serait dérisoire d’argumenter contre une telle démesure. Pour le meilleur et pour le pire, tout est dans l’hyperbole en Martinique : les comparaisons sont osées et la sémantique, audacieuse. Sauf que la peine de mort, comme le génocide, ne peut pas être sujette à la litote : c’est la gorge tranchée, la pendaison, le peloton d’exécution, la solution létale, bref, des mots justes pour désigner la vraie mort, pas la mort par suggestion ou par substitution. Aussi, s’il convient de saluer celui qui s’élève contre les injustices et la misère, son message n’a de chances d’être entendu que s’il s’applique à lui-même l’adage « Tout ce qui est exagéré est insignifiant ».
En effet, s’agissant « des salariés, des chômeurs, agriculteurs, retraités, etc » et des libertés publiques, la situation en Europe, en France et en Martinique est l’une des meilleures du monde. C’est cette situation privilégiée qui permet à l’auteur de s’exprimer d’abondance sans les risques encourus sous n’importe lequel des régimes politiques auxquels il se réfère. D’ailleurs, la liste des victimes du capitalisme pourrait être complétée par les malades, les handicapés, les SDF, les réfugiés politiques, les sans-papiers, les prisonniers, bref, tous les accidentés de la vie se trouvant sur le territoire français. Mais, au-delà de leurs justes récriminations, tous remercient leur Dieu de se retrouver au bon endroit pour affronter l’adversité et soigner leurs plaies physiques et morales.
Nous n’en avons jamais assez des biens qui manquent à ceux qui les fabriquent
Les statistiques viennent de confirmer qu’il nous faudrait 3 planètes terre afin que tout le monde vive comme en France. C’est dire que le partage des richesses du monde s’impose et qu’il serait mortel de continuer de creuser le fossé qui sépare les deux mondes. Ce socialisme-là devrait être le vrai objectif. Or on assiste à une hiérarchisation de la misère en fonction du pays. Insupportable chez nous, la misère serait tolérable dans les pays pauvres et nous n’en avons jamais assez des biens qui manquent à ceux qui les fabriquent. Aussi, la misère qui pourrait évoquer sinon la peine de mort mais les travaux forcés ne se trouve certainement pas sur les files d’attente de l’ANPE ou même des Restos du cœur. Elle est dans les ateliers mouroirs ou les galeries de mines des pays d’Asie ou d’Afrique. Des hommes, des femmes et des enfants y travaillent pour des salaires de misère afin de permettre aux Occidentaux, dont nous sommes, de toujours mieux vivre.
Nous sommes installés du bon côté de la vie et le sort de ces esclaves modernes nous est indifférent, à nous autant qu’à d’autres. Leur misère est pourtant si proche de celle que nos ancêtres ont connue, dont la mémoire ne cesse de nous hanter. De même que les centrales syndicales accordent peu d’intérêt aux personnes privées d’emploi, les idéologues occidentaux – ceux de la France, notamment – n’échappent pas à l’égoïsme de leurs peuples : le « toujours plus » pour soi et la pitié pour les autres.
Fort-de-France, le 3 août 2016
Yves-Léopold Monthieux
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