— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
« Kay koule twonpe solèy men li pa twonpe lapli » (Proverbe haïtien)
« Haïti pays failli », « Haïti narco-État », « Haïti pays sans État », « Haïti État de non-droit », « Haïti pays de corruption et d’impunité », « Haïti État de ‘’bandits légaux’’ » (dixit Michel Martelly), « Haïti pays somalitisé », « Haïti, gangstérisation et criminalisation du pouvoir d’État »… : le catalogue des qualificatifs du « chaos haïtien » est vaste et le pays figure en première place sur le registre mondial d’une descente sans fin vers l’abîme. Tous ces qualificatifs renvoient aux principales caractéristiques de l’État et de la situation politique actuelle d’Haïti. Mais selon plusieurs analystes au pays, il ne faut pas perdre de vue que malgré l’actuel chaos aux causes diverses, nombre de secteurs de la société civile s’efforcent d’apporter des réponses adéquates au « chaos haïtien » et ils font preuve d’un courage exemplaire forçant le respect. Au pays de Dessalines, de Toussaint Louverture, de Jacques Stephen Alexis et de Marie Vieux Chauvet, comment est donc perçu le rôle des intellectuels face au « chaos haïtien » ? Quels sont leurs rapports avec le pouvoir en général et, en particulier, avec le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, au pouvoir depuis onze ans en Haïti ?
Caractérisation de l’État haïtien à l’ère du cartel politico-mafieux du PHTK
L’État haïtien tel qu’on le connaît aujourd’hui n’est pas tombé du ciel. Sur le plan social, économique et politique, il est né de la confluence de facteurs endogènes en lien avec des facteurs exogènes, et peu après 1804 il a emprunté le chemin d’une dérive autoritaire puis dictatoriale dont l’épicentre est la dictature trentenaire des Duvalier (1957-1986). Les caractéristiques structurelles de l’État haïtien renvoient aux mécanismes de « l’exclusion et [de] la marginalisation de larges couches sociales des attributs de la citoyenneté, les pratiques criantes d’exploitation, les rapports sociaux inégalitaires, le modèle d’accumulation excluant, la concentration et la centralisation des pouvoirs au service de l’Exécutif lié à l’oligarchie, la dépendance [aux] grandes puissances, les injustices criantes de toutes sortes ayant trait à l’économique, au politique, au social et au culturel » (Fritz Deshommes, « La longue marche vers la refondation », revue Relations, dossier « Haïti, le choc de la réalité », février 2011). Directeur de recherches au CNRS (Paris) et enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, le sociologue Laënnec Hurbon rappelle avec clarté de quelle manière des chercheurs ont caractérisé l’État haïtien : « Presque tous ont focalisé leur attention sur l’État qui, au-delà des caractérisations généralement admises jusque-là, prend des qualificatifs divers selon l’angle de vue de chaque auteur : État faible (Corten, 1989), État duvaliérien ou État contre la nation (Trouillot, 1986), État prédateur (Lundahl, 1992), État contre les paysans du pays en dehors (Barthélemy, 1989), et plus récemment État néo-patrimonial (Étienne, 2007) » (voir le livre collectif « Genèse de l’État haïtien (1804 – 1859) », sous la direction de Laënnec Hurbon et Michel Hector, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2018). Laënnec Hurbon note, dans ce livre, que « Cette perspective [celle de la caractérisation de l’État] d’un héritage provenant à la fois de la dictature des Duvalier et de la tradition de despotisme des deux derniers siècles » fait l’objet d’une réflexion approfondie de Michel Rolph Trouillot dans un ouvrage paru dès la chute de Duvalier et qui porte un titre suggestif, « Les racines historiques de l’État duvaliérien » (1986). Laënnec Hurbon précise que Michel Rolph Trouillot fait la démonstration que « l’État haïtien a toujours été autoritaire, mais qu’avec la dictature de Duvalier une limite a été franchie, il s’est produit une transformation de l’État autoritaire traditionnel en État totalitaire » (ibid. : 174) ». Toujours dans le même article, Laënnec Hurbon met en lumière une caractérisation plus contemporaine et plus structurelle de l’État haïtien consignée dans la thèse de doctorat de Sauveur Pierre Étienne parue sous le titre « L’énigme haïtienne » (Presses de l’université du Québec à Montréal, 2007) : « La véritable nature de l’État [haïtien] est celle d’un État néopatrimonial au sens de Max Weber, aucune fiscalité rationalisée ni système administratif formalisé n’ayant pu fonctionner durant les deux derniers siècles. Il rejoint le point de vue de Trouillot quand il déclare que la dictature de Duvalier est un cas limite par rapport aux dictatures traditionnelles et mériterait d’être définie plutôt comme un État néo-sultaniste (…) ». En 2022, l’État haïtien se caractérise pour l’essentiel comme étant un État néo-patrimonial en faillite mais malgré cela amplement kleptocratique, un système oligarchique-monopolistique ayant modélisé la corruption au service de la reproduction de la « rente financière d’État », un État où le démembrement des institutions républicaines conforte la mal-gouvernance du pays, bref, un État ayant atteint le stade ultime de sa décomposition interne mais qui survit à travers un conglomérat de divers clans affairistes oeuvrant à sa reproduction structurelle et politique : c’est l’État mafieux aujourd’hui dirigé par le cartel néo-duvaliériste du PHTK. C’est cet État, ainsi caractérisé, que certains intellectuels et universitaires haïtiens ont choisi, par conviction et par intérêt, de soutenir à visière levée et de servir aussi bien sur le sol national que dans la sphère de la diplomatie.
Bref survol de la nature du cartel politico-mafieux du PHTK
En embuscade depuis 1986 sous le nom de « Front social de concertation » (FSC) renommé en 1990 « Parti pour l’avancement intégral du peuple haïtien » (PAIPH), le PHTK (« Parti haïtien tèt kale ») est issu d’une nébuleuse politique dénommée « Repons peyizan ». Celle-ci a été à la manœuvre dès août 2010 dans la saga magouillante ayant conduit Michel Martelly à la présidence du pays. Cette nébuleuse prendra en 2012 le nom de PHTK pour amplifier le soutien de l’extrême-droite haïtienne à un clown porteur d’un discours haineux envers les femmes et ouvertement néo-duvaliériste, Michel Martelly. « Repons peyizan »/PHTK a conquis le pouvoir il y a onze ans avec un très faible taux de participation électorale (environ 22,87%) et surtout grâce aux manœuvres et malversations persistantes du Département d’État américain et du clan Clinton (sur les élections de 2010, voir l’analyse du juriste Eric Sauray, « Haiti-Élections : lectures des résultats du scrutin du 28 novembre 2010 », AlterPresse, 17 décembre 2010 ; à propos des élections législatives de 2015, voir le « Rapport préliminaire sur le premier tour des élections législatives partielles, 25 août 2015 », par le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), le Conseil national d’observation électorale (CNO) et le Conseil haïtien des acteurs non étatiques (Conhane) ; voir aussi « Haïti en route vers une nouvelle farce électorale », par Leslie Péan, AlterPresse, 15 mars 2015). En termes de configuration sociale, le PHTK –qui n’a pas de véritables assises populaires et qui occupe aujourd’hui le pouvoir de manière inconstitutionnelle–, amalgame des individus aux ramifications sociales aussi disparates que l’industriel Charles Henri Baker, Michel Martelly, Liné Balthazar, Bochitt Émond, Dore Guichard, Laurent Lamothe, les frères Mayard-Paul, Ann Valérie Timothée Milfort, Marie Yanick Mézile, Jean Renel Sanon, Renald Luberice, Mathias Pierre, Guy Lafontant ainsi que Danièle St-Lot, ancienne présidente de l’organisation « Femmes en démocratie », propagandiste et porte-parole du PHTK en 2014, etc. Sous la houlette du Core Group et du Département d’État américain, des affairistes (des « brasseurs d’affaires » », des « gran manjè ») de la petite et moyenne bourgeoisie, liés au secteur mafieux de la bourgeoisie commerçante et industrielle, ont constitué un cartel informel mais puissant, véritable détenteur du pouvoir exécutif, en une sorte d’alliance stratégique destinée principalement à la reproduction du système oligarchique-monopolistique haïtien. Cartel néo-duvaliériste, notamment dans sa conception hyperprésidentialiste du pouvoir, le PHTK se réclame ouvertement du « duvaliérisme historique » et compte en son sein divers « héritiers » et ayant-droit du duvaliérisme parmi lesquels Louis-Gonzague Day (sur l’héritage duvaliériste inscrit dans l’ADN du PHTK, voir la série de quatre articles de Leslie Péan, « Haiti : gouvernance occulte, gouvernance inculte, gouvernance superficielle », AlterPresse, juin 2014). Le PHTK-cartel-mafieux se caractérise également par la ganstérisation/criminalisation du pouvoir d’État hérité de la dictature duvaliériste, couplée à la dislocation des institutions républicaines de l’État et à la promotion/valorisation dans toutes les couches sociales de pratiques mafieuses. Il est ainsi avéré que le PHTK-cartel-mafieux est lié à tous les étages de l’édifice social aux gangs armés dont il n’a pas le contrôle exclusif mais qui ont déjà la mainmise de facto, par kidnappings et rançons quasi quotidiens, sur une partie des zones urbaines de la capitale et de certaines villes de province (voir la rigoureuse et éclairante analyse de Roromme Chantal, enseignant-chercheur à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton : « L’ONU, le PHTK et la criminalité en Haïti », Le Nouvelliste, 8 août 2022 ; sur le thème de l’« enfumage académique » et de « l’axiomatique de l’indigence », voir l’article d’Erno Renoncourt, « Rayonnement académique par endettement éthique », Médiapart, 14 août 2022 ; du même auteur, voir aussi la fort pertinente analyse contenue dans « Le temps des universitaires faussaires » parue sur le site elsienews.com le 21 septembre 2020). Alors même qu’il est avéré que les membres des gangs armés (les « Ti lapli », Jimmy Chérizier alias « Barbecue », « Ti Gabriel », « 400 Mawozo », « Depòté », « Izo 5 segonn », etc.) appartiennent en général au lumpen prolétariat et aux couches appauvries de la petite bourgeoisie des grandes villes du pays, il est symptomatique qu’un secteur de la grande bourgeoisie, la « lumpen bourgeoisie » mafieuse, soit, elle aussi, à la manœuvre dans l’actuel « chaos haïtien ». La presse haïtienne en fait état régulièrement : voir à titre d’exemple le dossier de l’homme d’affaires Clifford Brandt, fils adulé de la « lumpen bourgeoisie » reconnu coupable devant les tribunaux d’actes de kidnapping, de blanchiment d’argent, de détention illégale d’armes de guerre et de trafic de drogue (« Affaire Clifford Brandt : le plus puissant chef de gang de la Caraïbe bientôt libéré ? », Ayibopost, 27 avril 2018 ; « Haïti-Justice/Kidnapping : Clifford Brandt et consorts condamnés à 20 ans de prison, selon une nouvelle décision judiciaire », AlterPresse, 12 décembre 2019). La ganstérisation/criminalisation de la « lumpen bourgeoisie » est aussi prégnante dans d’autres « grandes familles » monopolistiques haïtiennes : voir l’article « Les brigands déchaînés : les Brandt, les Acra et les autres », par Fanfan la Tulipe, Haïti liberté, édition du 10 au 16 août 2016 ; article repris sur le site Canada-Haïti.ca ; voir également l’article « La justice haïtienne courbera-t-elle l’échine dans le dossier de drogue présumé impliquant la famille Acra ? », AlterPresse, 9 août 2016).
Au creux de la configuration sociale du cartel politico-mafieux du PHTK se trouve donc un assemblage hétéroclite d’acteurs aux origines sociales différentes mais liés par une commune conception patrimoniale des pouvoirs économique et politique privilégiant la corruption, le clientélisme, le détournement des fonds publics et le blanchiment d’argent, la violence en bandes organisées, le culte de la « rente financière d’État » et le démembrement des institutions de l’État comme garantie du maintien et de la reproduction du pouvoir aux plus hauts sommets de l’État. C’est très précisément un tel pouvoir d’État détenu depuis onze ans par le PHTK-cartel-mafieux néo-duvaliériste que l’intellectuel « en service commandé », universitaire ou pas, a choisi ouvertement de servir sur le sol national et en outre-mer pour des raisons idéologiques et politiques et pour accéder à la tant convoitée « promotion sociale » (le fameux « ascenseur social » fortement fantasmé et idéalisé en Haïti)… Il est attesté que le cartel politico-mafieux du PHTK choisit méticuleusement ses « porte-voix » et ses « porte-plume » qui, dans certains cas, ont eux-mêmes fait des offres de services à qui de droit… C’est, par exemple, sur ce mode bi-affairiste que Fritz Dorvillier, dénué de la moindre expérience en diplomatie, a été propulsé consul général d’Haïti à Montréal « pour services rendus »…
L’intellectuel du PHTK « en service commandé » : les dits et les non-dits
Sur le plan historique, la fascination des intellectuels pour le pouvoir dans nombre de pays est amplement documentée grâce aux travaux1 des historiens, des politologues et des sociologues. En Haïti, la dictature de François Duvalier a eu ses intellectuels « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » révisionniste Rony Gilot (laudateur de la dictature duvaliériste), l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du noirisme et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier »), le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier).
Dans le contexte actuel en Haïti, le cartel politico-mafieux du PHTK au pouvoir depuis onze ans a mobilisé quelques universitaires et intellectuels auxquels une mission précise a été confiée : à l’échelle nationale, apporter une caution universitaire (ou une « notoriété » universitaire avérée sinon fantasmée) à un pouvoir politique illégal et inconstitutionnel amplement contesté au pays, contribuer à assurer la reproduction d’une gouvernance d’État kleptocratique-monopoliste garante de la captation de la « rente financière d’État » dans le contexte du démantèlement des institutions républicaines. Et sur la scène internationale, contribuer à juguler le relatif isolement d’Haïti et plaider pour le maintien d’une manne financière appelée « coopération » bilatérale ou multilatérale aussi inefficace qu’aveugle sur les causes et les acteurs du « chaos haïtien ». Le cartel politico-mafieux du PHTK a donc missionné plusieurs « croisés », de zélés « cascadeurs de la pensée », notamment Fritz Dorvillier (sociologue, consul « démissionné » d’Haïti à Montréal), Louis Naud Pierre (sociologue, principal rédacteur de la très décriée et non votée « Constitution » de 2021), Bochitt Edmond (licencié en droit de l’UEH et détenteur d’une maîtrise en Relations internationales de Oxford University, actuel ambassadeur d’Haïti aux États-Unis), Weibert Arthus (sociologue, actuel ambassadeur d’Haïti au Canada), Dore Guichard (idéologue et propagandiste de terrain), Rudy Hérivaux, Renald Lubérice… La nomination de Fritz Dorvillier, Bochitt Edmond et Weibert Arthus à des postes diplomatiques est tout à fait illégale et inconstitutionnelle puisqu’elle n’a pas été ratifiée par le Parlement haïtien comme l’exige l’article 141 de la Constitution de 1987. Nommés de manière illégale et inconstitutionnelle, ces « intellectuels de service » ne s’embarrassent toutefois pas de critères éthiques dans leur rôle de « porte-plume » et de « porte-voix » du cartel politico-mafieux du PHTK, et ils pratiquent sans états d’âme la cécité volontaire en soutenant un régime qu’ils savent être profondément corrompu, dirigé par l’actuel Premier ministre de facto Ariel Henry. Ce « commis d’office », parachuté à la Primature par le Core Group, détient illégalement les pouvoirs combinés du Parlement, de la Primature et de l’Exécutif.
Dans le dispositif mis en place pour assurer l’atteinte des objectifs fixés à ces « intellectuels de service », l’écrit joue un rôle aussi important, sur le sol national, que le lobbying auprès des instances internationales. C’est ainsi que le sociologue Louis Naud Pierre –membre du « Comité consultatif indépendant » et principal rédacteur de la « Constitution » de 2021–, intervient régulièrement dans la presse en Haïti (voir entre autres les articles suivants : « Les grands enjeux d’un changement de Constitution, selon Louis Naud Pierre », Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 22 avril 2021 ; « Louis Naud Pierre défend bec et ongles l’avant-projet de Constitution », Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 27 avril 2021 ; « Dr. Louis Naud Pierre, du CCI très incohérent, plaide pour le « référendum » illégal de Jovenel Moïse au beau milieu de l’extension de l’industrie du kidnapping en Haïti », rezonòdwès, États-Unis, 28 avril 2021). Il a récemment publié un article intitulé « Haïti, perspectives de sortie de crise durable » (Le Nouvelliste, 3 août 2022), texte éthéré, tel un OVNI, visant pour l’essentiel à dédouaner le PHTK en tant qu’acteur-clé dans l’actuel « chaos haïtien », à évacuer le rôle des caïds du PHTK dans la dilapidation des fonds du programme Petrocaribe, le démembrement des institutions républicaines et la criminalisation accélérée du pouvoir d’État qui est la marque de fabrique du PHTK. Dans son rôle de « porte-plume » et de « porte-voix » du cartel politico-mafieux du PHTK, Louis Naud Pierre s’en est pris avec virulence au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol auquel il dénie le droit à la libre expression d’une pensée analytique et critique ciblant la situation politique du pays. Sa virulente diatribe en est l’expression publique : datée du 8 août 2022 et intitulée « Mise au point concernant les attaques de Robert Berrouët-Oriol à l’occasion de la publication de l’article de Louis Naud Pierre intitulé « Haïti, perspectives de sortie de crise durable », ce texte institue une véritable « pathologisation » du débat d’idées tel que rigoureusement démontré dans la « Tribune / La « pathologisation » du débat d’idées en Haïti selon le sociologue du PHTK Louis Naud Pierre : le dessous des cartes », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 17 août 2022.
Cette « Tribune » a eu un ample écho en Haïti et en outre-mer où elle a été publiée sur six sites différents (France, Martinique, Suisse, États-Unis, Canada). Elle a donné lieu à des débats en Haïti et également à une intervention écrite de l’ambassadeur d’Haïti au Canada, Weibert Arthus, sur le mode d’un courriel daté du 20 août 2022 et adressé au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol ainsi qu’à une trentaine de personnes en copie conforme. Ce courriel, intégralement reproduit ici, mérite d’être lu avec la meilleure attention.
« Cher Monsieur Berrouët-Oriol
J’ai l’avantage d’accuser réception de ce courriel dans lequel vous m’avez mis en copie et vous en remercie.
J’en profite pour faire quelques remarques, non pas sur les articles que vous balancez à longueur de journées citant nommément quelques jeunes cadres haïtiens que certainement vous n’avez jamais rencontrés ni lus, mais sur cette dernière initiative. Franchement, je trouve cette campagne contre les jeunes cadres haïtiens déshonorante. Je n’ai jamais souhaité réagir à vos écrits dans lesquels mon nom est associé parfois. Mais là, aller jusqu’à écrire aux universités et laboratoires auxquels Dr louis Naud Pierre est rattaché dans l’objectif de voir ces institutions prendre une position publique pour désavouer l’un des leurs, et surtout l’un de vos compatriotes, c’est franchir la ligne rouge. Je ne comprends pas cette haine manifeste contre un ensemble de jeunes dont Dr Louis Naud Pierre –que je n’ai jamais rencontré d’ailleurs– qui ont fait le choix de laisser l’étranger après leurs études universitaires, où ils pourraient avoir d’excellentes carrières, et rentrer en Haïti pour servir, dans l’enseignement et la fonction publique, dans un contexte aussi difficile. Un minimum de hauteur veut qu’on n’enlève pas à d’autres le droit d’exister, de subsister, et surtout de faire des choix, même si on ne les partage pas.
Je ne vous écris pas de votre lieu de Canadien, mais de votre origine haïtienne, pour vous demander de prendre un peu de recul et mettre fin à cette campagne. On peut ne pas être d’accord, mais pas la peine de nous détruire physiquement ou intellectuellement. Nous avons trop peu de cadres en Haïti pour nous permettre le luxe d’éliminer ceux avec lesquels on ne s’entend pas.
J’ai le plaisir d’attirer votre attention au fait que c’est la première et la dernière fois que je réponds à un de vos courriels. Je sais que je vous donne là l’occasion d’ouvrir un autre chapitre, mais à un moment il faudra s’arrêter.
Cordiales salutations,
W. A.
Dr. Weibert Arthus
Ambassador
Ad Maiorem Dei Gloriam »
Ce courriel est révélateur à plusieurs égards. Il ne comprend pas l’en-tête officielle de l’ambassade d’Haïti au Canada : s’agit-il d’une initiative personnelle de l’ambassadeur d’Haïti au Canada qui se serait senti interpellé sinon visé par l’exemplification du rôle des « intellectuels de service » au creux du dispositif mafieux du PHTK ? S’agit-il d’une « commande » politique : Weibert Arthus a-t-il été « missionné » par le PHTK pour contrer la libre expression d’une pensée critique sur le rôle clé de ce même cartel politico-mafieux dans l’actuelle crise haïtienne ? Ce courriel, par-delà le ton poli sinon onctueux d’où suinte une colère contenue et curieusement signé « Dr. Weibert Arthus, Ambassador, Ad Maiorem Dei Gloriam », ne traduit-il pas une vaine volonté de « kraponer », d’intimider, de faire taire ou de néantiser la libre expression d’une parole critique et libre contenue dans la « Tribune / La « pathologisation » du débat d’idées en Haïti selon le sociologue du PHTK Louis Naud Pierre : le dessous des cartes » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 17 août 2022) ? Dans tous les cas de figure, et sur le registre discursif cher à Louis Naud Pierre, nous sommes en présence, avec ce courriel, d’une idoine tentative de stigmatisation et de « pathologisation » du discours critique-analytique comme en témoignent les séquences suivantes : (1) « cette campagne contre les jeunes cadres haïtiens [est] déshonorante » ; (2) le recours au vocabulaire de la stigmatisation par la désignation d’une présumée et violente détestation, soit la « haine manifeste contre un ensemble de jeunes » destinée à « nous détruire physiquement ou intellectuellement » ; (3) le cocorico « patriotique » et racoleur désignant des jeunes de retour en Haïti « pour se mettre au service du pays » ; et enfin l’appel implicite à « mettre fin à cette campagne »… On l’aura compris, la ficelle est grosse et l’« argumentaire », médiocre, manipulateur et spécieux, n’appartient pas au registre académique habituel de l’historien Weibert Arthus auteur du livre « Les grandes dates de l’histoire diplomatique d’Haïti / De la période fondatrice à nos jours » (Éditions L’Harmattan, 2017). Intellectuel « en service commandé » ayant choisi de servir de caution intellectuelle au cartel politico-mafieux du PHTK, l’universitaire Weibert Arthus –qui a rejoint l’écurie diplomatique du PHTK dès 2013–, manipule les mêmes instruments et la même stratégie discursive que son collègue Louis Naud Pierre. Comme au temps du dictateur François Duvalier, cette stratégie des « intellectuels de service » consiste à détourner le débat d’idées, notamment par la « pathologisation/diabolisation » de toute pensée analytique et critique. Elle est de même nature que l’intervention de l’idéologue noiriste-duvaliériste René Piquion dans son combat « patriotique » et « authentique » contre la revue Nouvelle Optique publiée au Québec dans les années 1970. Dans le numéro paru en octobre-décembre 1972, Nouvelle Optique a reproduit les insultes et le discours haineux proférés par René Piquion, depuis Haïti, au sujet de la revue qu’il qualifie de « porte-drapeau du marxisme ». Également, il assimile le programme éditorial et critique de Nouvelle Optique à une démarche visant la « propagande politique ». Il est donc tout à fait logique que Louis Naud Pierre et Weibert Arthus, fervents « commis d’office » du cartel politico-mafieux du PHTK, fassent usage d’un même dispositif discursif, du même fonds d’« arguments » arc-boutés à un vocabulaire commun et à une même « pensée stratégique » : le dessous des cartes révèle à l’analyse que l’intellectuel au service du PHTK privilégie de manière constante sa volonté d’accéder à la tant convoitée « promotion sociale », le fameux « ascenseur social » fortement fantasmé et idéalisé en Haïti. Quant au vocabulaire commun, les deux avocats-plaideurs du PHTK font appel à des unités lexicales appartenant à une aire sémantique apparentée : « campagne », « déshonorant », « haine », « détruire physiquement », « détruire intellectuellement » (courriel de Webert Arthus) d’une part ; et, d’autre part, « haine », « diabolisation », « rancœur », « calomnie », « défoulement », « envie frustrée », « amertume », « désir de vengeance », « attaque », « reconnaissance », « souffrance », « mal-être », « colère », « victimes », « vulnérabilité », « tueur en série », « assassiner symboliquement » (Louis Naud Pierre, dans son texte du 8 août 2022, « Mise au point concernant les attaques de Robert Berrouët-Oriol à l’occasion de la publication de l’article de Louis Naud Pierre intitulé « Haïti, perspectives de sortie de crise durable »). La parenté sémantique à l’œuvre dans le champ lexical des deux avocats-plaideurs du PHTK trouve son fondement premier dans l’idéologie duvaliériste qui sommeille en structure profonde de leur pensée politique (voir à titre exploratoire et comparatif l’article du prêtre jésuite haïtien Karl Lévêque, « L’interpellation mystique dans le discours duvaliérien », revue Nouvelle Optique, no 4, 1971).
La dimension sociologique, culturelle et idéologique du positionnement de l’« intellectuel de service » permet de mieux comprendre les mécanismes de son adhésion totale et volontairement amnésique au cartel politico-mafieux du PHTK. Avocats-plaideurs au service d’une « cause » qu’ils savent rigoureusement indéfendable –légitimer et rendre « fréquentable » un pouvoir politique illégal et inconstitutionnel, profondément corrompu et kleptocrate, instituer la « fabrique du consentement politique » dans le corps social haïtien–, Louis Naud Pierre et Weibert Arthus demeurent, par choix et amnésie aveuglément volontaire, au cœur d’une prégnante stratégie discursive de crédibilisation du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. La malice populaire désigne les ayants-droits et autres intellectuels « en service commandé » sous le vocable combien éclairant de « paka pa la »…
NOTE 1
Sur la problématique des rapports entre les intellectuels et le pouvoir, voir entre autres « Les intellectuels et le pouvoir / Entretien entre Michel Foucault et Gilles Deleuze », L’Arc, n° 49, Aix-en-Provence, mai 1972 ; voir aussi « La guerre des idées », Le Monde diplomatique, hors-série « Manière de voir » no 104, avril-mai 2009 ; « Les intellectuels et le pouvoir / Déclinaisons et mutations », sous la direction de François Hourmant et Arnauld Leclerc, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2012 ; « Des intellectuels et du pouvoir », par Edward W. Said, Seuil – essais, 1996 ; « Les intellectuels et la crise de la démocratie » par Émile Chabal, paru dans Pouvoirs 2017/2, n° 161.) À titre d’exemple, en Allemagne, le fascisme hitlérien d’avant la Seconde Guerre mondiale a eu ses « grands commis de la pensée », ses philosophes, ses linguistes, ses sociologues, ses scientifiques et même ses… théologiens : Alfred Baeumler, Martin Heidegger, Rudolf Jung, Alfred Rosenberg, Eugen Fischer, Hans F. K. Günther, Josef Mengele, etc. Raciste et violemment antisémite, un secteur de la lexicographie allemande a soutenu la publication, en 1935, de l’« Abécédaire musical des Juifs » de Hans Brückner et Christa-Maria Rock, suivi en 1940 du « Dictionnaire des Juifs dans la musique » dirigé par Herbert Gerigk et Theophil Stengel. Par ailleurs il est attesté que nombre d’intellectuels allemands, « en service commandé » au profit du nazisme hitlérien, ont amplement contribué à la persécution des Noirs de 1933 à 1945 (voir entre autres l’article « Les Noirs pendant la Shoah » dans l’Encyclopédie multimédia de la Shoah, n.d., United States Holocaust Memorial Museum).