Pierre KAUFMANN, , Paris, Presses universitaires de France, 1979, 203 p., bibliogr.
— Par Annie Geffroy —
Le dernier ouvrage de Pierre Kaufmann développe l’analyse esquissée en 1977 dans « Amour et pouvoir » (1). Contre ce qu’il estime être des réductions ou des contresens, P.K. entreprend une défense et illustration de la démarche freudienne : non, Freud n’est pas « un stratège hypocrite de la répression » (p. 19) ; dans sa conception finale, relativiste, de l’appareil psychique, l’Œdipe n’est pas un constituant a-historique, mais « la trace de l’insertion dans la première organisation sociale de l’antagonisme pulsionnel » (2).
Que devient cette trace dans les organisations sociales ultérieures ? Pour la rechercher, P.K. propose (chap. 1, « Ébauche d’une méthode ») d’observer une société au moment où elle se brise : la pathologique, ici la crise révolutionnaire, nous éclairera sur les facteurs dissimulés mais pourtant à l’œuvre dans l’état normal, quotidien, S’appuyant sur deux récits de révolution (février 1917 en Russie par Trotski, 1788-1789 en France par Saint-Just), il dégage deux faits : la crise se caractérise par la multiplication de rumeurs, la diffusion soudaine de formations mythiques, et par la redistribution entre les acteurs sociaux d’un sentiment de culpabilité, qui « se déplace du révolté qui s’en affranchit à l’agent de la répression » (p 31). Ces notions sont étudiées par une analyse régressive(3) dans les chapitres suivants (« De l’État normatif au mana originaire » et « Langage, faute et pouvoir ») : à la racine de l’État moderne, comme des formes les plus archaïques du pouvoir, on trouve la monopolisation de la violence, qui est aussi monopolisation de l’amour, et « représente la fascination du père ancestral » (p. 41) (4). L’agressivité individuelle ne peut s’actualiser en violence ; elle se retourne en culpabilité et soumission au pouvoir. La dépendance externe d’un groupe est liée à une culpabilité interne. P.K. donne à ce propos une version linguistique du « meurtre du père » : l’accession de l’homme au langage, vue comme usurpation d’un pouvoir fascinant, s’accompagne d’une « angoisse de conscience, matrice des interdits » (p. 63). Est ainsi amorcée la spirale agression-culpabilité, à laquelle l’homme tente (vainement) d’échapper par diverses stratégies d’illusion, qui sont « des tentatives de résolution, au niveau de la culture, des impasses dans lesquelles est confronté le sujet du fait même de son acculturation » (p. 68).
Les chapitre 4 et 5 sont consacrés à l’étude de cette notion d’illusion, « croyance motivée par le désir, et indifférente à l’effectivité »(5), et à son déploiement : dans l’espace d’irréalité de l’œuvre d’art, c’est l’illusion artistique ; dans l’espace sacré de l’au-delà, c’est l’illusion religieuse ; dans l’espace « d’une quasi-effectivité ouverte par la profondeur de l’histoire » (p. 100), c’est l’illusion politique dont on peut résumer ainsi les trois composantes : « déplacements de la culpabilité; identifications; quasi-effectivité de l’investissement narcissique dans l’ouverture d’un discours prospectif » (p. 110). Dans ce champ, « le sujet collectif … se donne en des valeurs politiques la forme inversée de sa culpabilité » (p. 100) : s’il assume le châtiment, il prendra le rôle du bourreau (idéologies conservatrices); s’il le désavoue, il s’identifiera à la victime (idéologies révolutionnaires) ; s’il l’idéalise, il se verra en éducateur (idéologies réformistes).
Avant de spécifier ces trois grands modes de l’illusion politique, P.K. essaie, dans le chapitre 6, « Économie et politique », d’articuler les « deux positions du sujet social, socio-économique et politique » (p. 125), et les limites d’application des concepts qu’il a dégagés. Il met en parallèle les Manuscrits de 44 de Marx (vicissitudes du besoin et aliénation) et la démarche freudienne (vicissitudes des pulsions) pour définir les classes comme « des groupes sociaux sublimés », sublimés en ce qu’ils « rassemblent des individus désinsérés de leur situation effective de producteurs » (p. 136). Il définit ainsi une « communauté idéale » qui est le véhicule de l’illusion politique : « L’idéologie dont elle sera porteuse ne sera pas le « reflet » des rapports de production ; elle n’en sera pas non plus indépendante. Mais elle en sera une figure déplacée » (p. 128). Idée importante pour une articulation des concepts de la psychanalyse et du marxisme, et qui sera reprise dans la conclusion : « Les partis … ne représentent que par déplacement les classes, dont la distribution déplace elle-même l’ordre des positions inhérent à l’organisation de la production » (p. 202).
Le chapitre 7 reprend et précise toutes ces idées en les illustrant par une série d’exemples, que l’on peut résumer dans un tableau à double entrée : en colonne, les trois grands types d’illusion politique définis plus haut ; en ligne, les trois grands « modes d’effectuation » ou principaux traits distinctifs des rapports de sociabilité qui soudent la communauté dont se réclame le locuteur politique, et que P.K. définit comme : artiste, organisateur, visionnaire (version démédicalisée de la triade hystérique-obsessionnel-paranoïaque, mais qui a le même contenu descriptif). Au passage, P.K. note que ces différences de « style » sont souvent à la source d’oppositions violentes entre des hommes ou groupes qui ne s’opposent pas sur la doctrine (p. 158). Dans chacune des neuf cases de ce tableau, P.K. met un ou plusieurs noms, rattachés à des textes particulièrement éclairants, et qu’il commente en détail (6).
Les formes politiques plus contemporaines (généralisation du « marketing politique », idéologie des groupes terroristes, gaullisme) sont abordées dans un dernier chapitre, qui me semble beaucoup moins convaincant que les précédents. Bien sûr, chaque conjoncture historique sélectionne de nouvelles formes de sociabilité politique ; mais faut-il aller jusqu’à dire que l’idéologie gaulliste ne relève d’aucun mode ou style définis dans les chapitres précédents ? L’examen d’un passage des Mémoires du général de Gaulle permet à P.K. de mettre en lumière (un peu tardivement hélas), par opposition aux figures patriarcales de l’identification, une conception de la légitimité politique liée à l’archétype maternel de la patrie (7). Ce qui transforme la fin de l’ouvrage en perspective de nouvelles explorations.
Cet ouvrage, bien que court et extrêmement précis dans son vocabulaire, est difficile à résumer. Pourquoi ? Dans sa « reconstruction des motivations inconscientes du politique » (p. 199), P.K. ne procède ni par des postulats abrupts, ni par des généralités (comme celles sur « psychologie des masses », « Marx et Freud », ou « langage et pouvoir », si courantes dans la littérature actuelle). Il préfère les hypothèses, les analogies, les comparaisons sans cesse reprises, amenées à leur point de butée, reformulées. A chaque pas, il multiplie les précautions méthodologiques. Ce style, à la fois de découverte et d’exposition, est bien dans la ligne freudienne ; il est peut-être nécessaire (8), mais ne facilite pas la tâche du lecteur ! De cette reconstruction, je retiendrai trois points, qui me semblent importants pour l’appréhension d’un discours politique.
1. Genèse du politique.
L’analyse régressive qui conduit P.K. à affirmer « la génération pulsionnelle des grandes catégories d’illusion » n’est à aucun moment réductrice : elle met en valeur « l’appartenance de l’illusion politique à la sphère la plus intime de l’expérience humaine » (p. 202). Les figures du pouvoir sont celles de la violence, du sacré, de la mort (ce que précisément nombre d’idéologies se donnent tant de mal pour cacher). Contre l’aplatissement du politique en « traduction » d’une rationalité ou d’une infrastructure socio-économique, P.K. rejoint Régis Debray pour qui « le politique … s’appréhende avec le corps, s’exerce dans la passion et découvre sa réalité par la croyance … La rationalité du politique n’est pas dans le politique » (9).
Comme il est impossible de « dissocier la genèse du pouvoir de celle de l’individu appelé à s’y subordonner » (p. 129), l’individuel et le social (tout comme l’affectif et le rationnel) se construisent d’un même mouvement, par insertion et déplacement des pulsions dans divers champs, qui ont leurs caractéristiques propres mais ne sont pas séparables.
2. Illusion, réel, délire.
L’expression « illusion politique » me paraît un synonyme particulièrement bienvenu pour « idéologie », parce qu’elle souligne bien le rôle constitutif du fantasme dans ce domaine, (comme d’ailleurs dans toutes les constructions humaines). Mais comment faire le partage entre illusion ( = indifférence à l’effectivité) et délire ( = remodelage de l’effectivité dans le sens du désir) ? « Nous disposons d’indices de réalité nous permettant de distinguer entre un délire hallucinatoire et une perception. Aucun critère, en revanche, ne nous assure d’une discrimination entre l’interprétation délirante et l’appréciation réaliste d’une situation politique, pour cette raison simple qu’une telle situation est toujours reconstruite » (p. 102). Il faut donc chercher les critères d’un délire non pas dans son contenu mais dans les mécanismes de sa formation : partage sans franges de la société entre un dedans et un dehors, incarnation du mal, de l’« absolu d’une jouissance refusée » dans un type (le Juif pour Drumont dans La France juive, l’Aristocrate pour les Conventionnels en mars 1794), reconstruction d’un « groupe parcellaire, en tant qu’objet substitutif d’un amour interdit » (p. 111). On reconnaît là le partage du monde entre « amis » et « ennemis », mécanisme général en politique, et inépuisable dans ses variantes. Bien sûr, P.K. ne nie à aucun moment que « l’assomption par des hommes d’État, les groupes politiques ou les peuples d’un certain type d’illusion ne porte des effets » réels » » (p. 184) ; mais la description de ceux-ci n’entre pas dans son projet dont il trace clairement les limites (p. ISO). Il y a tout de même là un problème, car si les projets et les régimes politiques relèvent des mêmes sources pulsionnelles, ils s’insèrent différemment, on en conviendra, dans la réalité socio-politique. Et cette insertion doit avoir des effets en retour sur la forme même de l’illusion. Qu’on songe aux mutations affectant une idéologie qui passe du « projet » au « régime », un homme politique qui de prétendant devient détenteur du pouvoir (10).
3. Le texte politique.
L’ouvrage de P.K. n’a pas pour objet propre le discours politique, puisqu’il vise à l’élucidation de ses sources. Mais chaque moment de l’analyse est appuyé sur des textes, dont le tableau ci-dessus et la bibliographie de l’ouvrage montrent la variété. Pour l’analyste de discours, L’inconscient du politique constitue donc un ouvrage à la fois passionnant et insatisfaisant : entre la « source pulsionnelle » et telle ou telle phrase, que d’intermédiaires, que de domaines doués d’une relative autonomie, et donc justiciables d’une description! Le «sujet du politique » comment s’énonce-t-il dans son discours ? La « communauté idéale », comment est-elle désignée et mise en scène ? Au terme, vague à souhait, de « style d’effectuation », on souhaiterait pouvoir donner un contenu linguistique précis, en termes de vocabulaire, de syntaxe, d’énonciation, de traits fréquentiels. Par sa richesse, cet ouvrage constitue une excellente introduction à l’étude des réalisations discursives de l’illusion politique, qui reste à faire.
L’ouvrage se termine sur une conclusion pessimiste bien dans le goût freudien : « de la déception d’une illusion, l’exigence d’illusion [sort] renforcée » ; le politique est « une épopée dont nous ne possédons pas la langue » (p. 202). L’inconscient du politique me semble pourtant un début de preuve du contraire.
Annie Geffroy
1. Pierre Kaufmann, « Amour et pouvoir », tome I, p. 36-S2 in La violence, textes du colloque de Milan, 1977, réunis par A. Verdighonc, Pans, UGE, 1978, 2 vol., 434 + 374 p. (10/18).
2. P. 17 P.K évoque en particulier, a l’appui de cette thèse, la formule de Freud : « Ce qui commença par le père s’achève par la masse » (Malaise dans la civilisation. Pans, PUF, 1979, p. 91 (lre éd., 1929).
3. Méthode d’analyse qui constitue son propre objet . « Relève du psychisme tout domaine dont une analyse régressive aura montre qu’il relève de la survivance du passe » (p. 30). Elle permet de définir celui-ci « sans prendre aucunement en considération son caractère individuel ou collectif » (p. 29).
4. Tout ce passage est illustré par l’analyse (p. 42-45) de deux discours de Robespierre (25 décembre 1793 et 17 février 1794), qui théorise en morale politique les rapports entre vertu et Terreur.
5. P. 68. Voir Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1980, p. 43-45 0″ éd.. 1927).
6. II souligne bien le caractère d’« exercice » de ce tableau : les catégories ne constituent pas « une liste exhaustive », elles n’excluent pas l’existence de « formes de transition » ; les neuf figures « ne sont pas des types pathologiques, mais des formes de sublimation » (p. 141).
7. Cette figure maternelle, P.K. le souligne lui-même, est présente bien avant de Gaulle ! Il cite Michelet, Robespierre, Jeanne d’Arc. Pour une autre évocation du thème (mais dans un style fort différent), voir Pierre Legendre, Jouir du pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote (Paris, Ed. de Minuit, 1976), notamment p. 177-209, « D’un désir matriotique ».
8. François Roustang (Elle ne le lâche plus, Paris, Ed. de Minuit, 1980), analysant le style de Freud dans un chapitre de V Interprétation des rêves, voit dans ses méandres une nécessité interne à la psychanalyse, domaine dans lequel « la seule démonstration possible est l’effectuation d’un parcours » (p. 26).
9. Régis Debray, Le Scribe. Genèse du politique, Pans, Grasset, 1980, p. 76 et 78.
10. C’est pourquoi, malgré toutes les précautions prises, L’inconscient du politique me semble parfois verser dans « illusion psychanalytique », c’est-à-dire dans une certaine « indifférence à l’effectivité »…
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