Entretien | André Kaspi, spécialiste de l’histoire américaine,[…] explique en quoi le réalisateur s’est éloigné de la vérité historique pour raconter la vie d’Abraham Lincoln.
Abraham Lincoln, était-il le grand humaniste abolitionniste dont Spielberg imprime la légende dans son biopic, Lincoln, en salles le 30 janvier 2013 ? Pour distinguer l’homme du mythe, nous avons demandé l’avis d’André Kaspi, professeur émérite à la Sorbonne et éminent spécialiste de l’histoire des Etats-Unis.
Qu’avez-vous pensé du film ?
Le film m’a paru un peu long, parfois émouvant, surtout vers la fin, lorsque le treizième amendement [abolissant l’esclavage] est enfin adopté. Ce qui m’ennuie en revanche, c’est que tout soit centré sur ce treizième amendement. Je comprends que pour des raisons de scénario, de récit, il faille un sujet très fort, mais cela réduit le rôle de Lincoln à un événement qui est très important, je n’en disconviens pas, mais qui n’est pas le seul de sa présidence. Au même moment, le chemin de fer transcontinental est en plein essor : il doit réunir la côte atlantique et la côté pacifique. L’aspect économique de la guerre de Sécession est passé sous silence. Les Sudistes ont besoin d’exporter leur coton, et donc de l’esclavage, les Nordistes ont besoin de protéger leurs industries. En simplifiant, Spielberg déforme le sens de la guerre de Sécession pour en faire uniquement une bataille en faveur de l’égalité des races. C’est une adaptation de l’histoire à l’atmosphère du présent.
« Lincoln avait déclaré que
s’il fallait maintenir l’esclavage
pour conserver l’Union,
il le maintiendrait. »
Pouvez-vous redonner le contexte historique ?
Les onze états confédérés [les Sudistes, tuniques grises] qui ont fait sécession craignaient en effet que Lincoln, le premier président républicain de l’histoire des Etats-Unis, abolisse l’esclavage. Mais ce n’était pas le programme essentiel de Lincoln. Il a toujours dit que ce qui l’importait avant tout c’était la défense des vingt-trois états de l’Union [les Nordistes, tuniques bleues]. Il avait même déclaré que s’il fallait maintenir l’esclavage pour conserver l’Union, il le maintiendrait. Ce n’est qu’à partir de 1863-64 que l’abolition de l’esclavage est passée au premier plan. En 1860, les Etats-Unis étaient formés de trois régions : les états esclavagistes, les états abolitionnistes et les territoires dans lesquels se poursuivait l’expansion territoriale [les futurs états du Washington, Idaho, Montana, Wyoming, Dakota du Nord et Sud, Utah, Colorado, Nabraska, Arizona, Nouveau-Mexique, Oklahoma]. Le conflit entre le Nord et le Sud consistait à décider si les nouveaux territoires conquis passeront sous la domination des abolitionnistes ou des esclavagistes.
Aucune autre guerre ne fera autant de morts parmi les Américains que la guerre civile, y compris la Seconde guerre mondiale. En 1865, si on additionne les pertes du Nord et du Sud, on totalise plus de 600 000 morts sur une population de 31 millions d’habitants. C’est une proportion considérable, sans compter les centaines de milliers de blessées qui vont traîner leurs blessures jusqu’au tout début du XXe siècle. Jusqu’à cette date, dans les campagnes électorales, il y avait toujours des politiciens qui agitaient la « chemise sanglante », c’est-à-dire qui rappelaient les souffrances de la guerre de Sécession.
Dans le film, le treizième amendement est voté au terme d’une bataille juridique épique. Qu’en fut-il dans la réalité ?
Le film est juste sur ce point : la vie politique, à l’époque, est extrêmement complexe, tout le monde ne poursuit pas des buts désintéressés. L’opinion était très divisée. Même dans l’entourage de Lincoln, certains ne sont pas favorables à l’abolition. Le film montre bien le rôle important qu’ont joué les radicaux et en particulier Thaddeus Stevens, le personnage interprété par Tommy Lee Jones. Lui et ses pairs ont fait pression sur certains indécis pour faire adopter un treizième amendement qui était loin de faire l’unanimité.
Lincoln avait dans son cabinet des gens hostiles à la proclamation de l’émancipation en 1862. Il est passé outre car il pensait que c’était indispensable, essentiellement pour des raisons diplomatiques. La Grande-Bretagne [où l’esclavage a été aboli en 1838] soutenait les abolitionnistes et la France [esclavage aboli en 1848, sauf en Algérie] était plutôt du côté des esclavagistes. Nous n’avons pas un rôle particulièrement brillant à cette époque. D’autant plus que Napoléon III pensait qu’il pourrait installer un empire vassal de la France au Mexique en profitant de la division des Etats-Unis. Cette dimension internationale n’est jamais évoquée dans le film.
« Ce n’est pas parce qu’on abolit
l’esclavage que les Noirs sont
devenus les égaux des Blancs. »