— Par Solène Cordier —
Selon l’enquête Virage, dont les derniers résultats ont été rendus publics lundi, un homme sur huit et près d’une femme sur cinq déclarent avoir subi des violences para ou intrafamiliales d’ordre psychologique, physique ou sexuel avant l’âge de 18 ans.
Le 2 septembre 1986, dans l’émission « Les Dossiers de l’écran », sur Antenne 2, Eva Thomas raconte le viol perpétré par son père quand elle avait 15 ans. Pour la première fois, une victime d’inceste témoigne ainsi à la télévision, à visage découvert, et s’adresse « aux femmes qui ont vécu ça » pour leur dire « qu’il ne faut pas avoir honte ». C’est une déflagration. Le lendemain et les jours qui suivent, les articles sur l’inceste se multiplient. Eva Thomas, qui a fondé à Grenoble un an plus tôt l’association SOS Inceste, reçoit des centaines de messages. Les victimes prennent la parole pour dénoncer les ravages provoqués par ces relations sexuelles imposées par un adulte dans le cadre familial.
Lire le reportage : A la brigade de protection des mineurs, la parole pour faire émerger les affaires d’inceste
Trente-quatre ans plus tard, alors que, selon un sondage Ipsos pour l’association Face à l’inceste rendu public jeudi 19 novembre, un Français sur dix affirme avoir été victime d’inceste et que, selon l’enquête Virage conduite par l’INED en 2015 et dont les derniers résultats ont été rendus publics lundi 23 novembre, un homme sur huit (13 %) et près d’une femme sur 5 (18 %) déclarent avoir subi des violences para ou intrafamiliales d’ordre psychologique, physique ou sexuel (dont l’inceste) avant l’âge de 18 ans, quel chemin a été parcouru dans la reconnaissance et la lutte contre ce fléau ?
Deux avancées sur le plan du droit
Sur le plan du droit, deux avancées ont été enregistrées ces dernières années. En 2016, sous la pression des associations de victimes, le mot inceste fait son entrée dans le code pénal. Il désigne les viols et agressions sexuelles commises sur un mineur par un ascendant, un frère ou une sœur, mais aussi par un oncle, une tante, un neveu ou une nièce « si cette personne a sur la victime une autorité de droit ou de fait ». Sont également concernés les conjoints concubins ou pacsés de ces adultes ainsi que le tuteur ou la personne ayant l’autorité parentale. L’inscription a surtout un effet symbolique ; la loi sanctionnait déjà, avant cette date, les relations sexuelles au sein de la famille. Mais « on voulait que l’inceste soit désigné comme un crime à part entière, différencié du viol et de l’agression sexuelle », explique Isabelle Aubry, présidente et fondatrice de l’association Face à l’inceste.
Deux ans plus tard, elle repart au combat, avec d’autres, pour obtenir, cette fois, l’imprescriptibilité des viols et agressions sexuelles sur mineurs. Sans aller jusque-là, la loi du 3 août 2018 porte le délai de prescription pour le crime de viol sur mineur à trente ans à compter de la majorité de la victime, contre vingt auparavant. En revanche, au grand dam des associations de protection de l’enfance, la présomption de non-consentement à une relation sexuelle avec un adulte, un temps envisagée par le gouvernement, n’est finalement pas retenue. « On est un des seuls pays européens où il n’existe pas un seuil de consentement », déplore Catherine Milard, présidente de l’antenne nantaise de l’association SOS Inceste, qui y voit le signe que « notre société refuse de considérer la réalité des violences sexuelles et de l’inceste ». Ce qui a pour effet de provoquer, affirme-t-elle, « une incapacité à protéger les enfants ». Pourtant, les chiffres qu’elle avance, études à l’appui, font frémir. Sachant que l’âge moyen lors de la première agression est de 9 ans, « cela signifie que, sur une classe de CM2, trois enfants ont vécu ou sont en train de vivre des agressions sexuelles, qu’il s’agisse d’inceste ou de pédocriminalité ».
Mécaniques bien documentées
Depuis l’appel retentissant d’Eva Thomas, les mécaniques de l’inceste sont désormais bien documentées, grâce aux travaux psychiatriques et psychologiques ainsi qu’aux recherches menées en sciences sociales. On considère généralement qu’entre 5 % et 10 % des Français ont été victimes de violences sexuelles dans l’enfance, qui se déroulent dans 80 % des cas dans la sphère familiale.
Phénomène massif, l’inceste touche les petits garçons et surtout les petites filles de tous les milieux sociaux, sans exception. Dans 96 % à 98 % des cas, ce sont des hommes qui le perpétuent. Les dégâts provoqués sont considérables. Davantage que le reste de la population, les victimes souffrent de multiples pathologies qui peuvent les suivre, en l’absence de prise en charge, jusqu’à l’âge adulte. Dépression, risques suicidaires, troubles alimentaires, conduites addictives… Souvent, elles ont de grandes difficultés à construire une vie professionnelle et une vie de famille. D’autant plus, et c’est l’un des enseignements majeurs de l’enquête Virage, que, chez les femmes, l’exposition à des violences sexuelles dans l’enfance entraîne un risque accru qu’elles revivent, à l’âge adulte, des situations de harcèlement ou de violences sexuelles.
« L’inceste est une destruction totale de l’enfant, de son identité psychique et corporelle, rappelle Catherine Milard, de SOS Inceste. Les femmes que nous recevons à l’association, quand elles arrivent, sont au stade de la survie. » Bien souvent, l’amnésie traumatique qui recouvre ces situations conduit à des confessions tardives. Dans le panel de près de 27 000 personnes interrogées dans le cadre de l’enquête Virage, il apparaît que près de la moitié des victimes qui se sont confiées l’ont fait au bout de dix ans ou plus après leur survenue.
« Paroxysme de domination »
C’est une autre dimension particulière de l’inceste : le poids du silence, remarquablement exploré dans les six épisodes du podcast « Ou peut-être une nuit » (Louie Media), réalisé par la journaliste Charlotte Pudlowski, à partir de l’histoire de sa propre mère. Elle identifie trois cercles (l’agresseur, les proches, la société au sens large) participant aux mécanismes de honte et de silenciation. En 2017, un rapport du CNRS remis à Laurence Rossignol, ministre des familles sous François Hollande, relevait que la parole des victimes d’inceste « a longtemps été sujette à caution, voire inaudible, y compris chez les acteurs sociaux des institutions de protection de l’enfance et du système judiciaire, ce qui a conduit à une “contagion épidémique du silence” ».
Parler ne va pas sans risques. Comme le résume Isabelle Aubry, « l’inceste est un crime de lien, ce qu’on perd avant tout quand on parle, c’est sa famille ». Sans compter la possibilité de voir sa parole mise en doute, les faits être minimisés, la réprobation s’installer. « Il existe une complaisance sociale autour de l’inceste », explique l’anthropologue Dorothée Dussy, autrice de l’ouvrage Le Berceau des dominations (épuisé, réédité chez Pocket en avril), selon qui « ce sont non pas les faits eux-mêmes, mais leur révélation, qui, en créant une brèche dans le silence, entaille l’ordre social ».
Lire l’entretien : « La dénonciation de l’inceste jette l’opprobre sur la famille, considérée comme le pivot de l’ordre social »
Après des années d’enquête et des dizaines d’entretiens menés avec des victimes et des auteurs d’inceste, la chercheuse a constaté que, dans la majorité des cas, « s’il n’est pas rare que les révélations d’inceste soient finalement crues, cela n’empêche pas de faire famille autour du violeur et d’exclure la femme ou l’homme incesté ». Elle avance l’hypothèse que l’inceste, « paroxysme de domination », « structure l’ordre social ». « Nous sommes tous socialisés, par agression sexuelle ou par éclaboussure, dans cet ordre social qui interdit théoriquement l’inceste, mais où il est pratiqué couramment », écrit-t-elle.
Face à une telle banalité de l’inceste, la tâche de la commission gouvernementale sur les violences intrafamiliales annoncée par le secrétaire d’Etat aux familles, Adrien Taquet, qui devrait débuter ses travaux en décembre, semble immense.
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Source : LeMonde.fr