— Par Martine Potoczny —
Dans ce nouvel ouvrage, Dominique Berthet questionne la dimension énigmatique et incertaine de la création. Le titre laisse entrevoir un vaste projet : mettre en lumière l’aventure passionnante de la création artistique dans tout ce qu’elle comporte d’imprévisible, d’inconnu et de complexité. Pour l’auteur, « la création est avant tout un phénomène mystérieux et fascinant » car « l’œuvre ne se construit pas tranquillement, dans l’évidence et la simplicité » (p. 146). Elle est à l’inverse une prise de risque, un engagement, un parcours chaotique car « créer, c’est fréquenter intimement les affres de l’inquiétude et les joies de l’action » (p. 169).
La création artistique avec tout ce qu’elle engage de réflexions et d’actions est depuis longtemps au centre des préoccupations de Dominique Berthet. Ses nombreuses publications sur le sujet en témoignent. Un des intérêts notables de ce nouveau volume est celui d’être construit à partir de la réécriture d’articles et d’extraits de textes déjà parus ou non encore publiés, entretissés avec des passages inédits qui les complètent. De cet assemblage de fragments d’idées, de pluralités de voix et de diversités d’approches se dégage un contenu unifié très dense qui dévoile au lecteur les modalités de la création artistique, le cheminement de l’artiste et la manière dont le processus créateur évolue.
Convoquant Etienne Souriau et René Passeron, Dominique Berthet débute la réflexion en définissant la création artistique comme « l’activité instauratrice », c’est-à-dire comme pensée et acte. Il précise que « l’action concerne à la fois le créateur, l’œuvre et le récepteur (public) » (p. 37). L’auteur rouvre ainsi un chemin de réflexion qui va de l’élaboration de l’œuvre jusqu’à son accomplissement et développe son propos autour des trois étapes clés du processus créateur définies dans le sous-titre de l’ouvrage : Intention, réalisation, réception.
L’idée défendue dans cet essai est que « la création est faite de lucidité et d’inconscience, d’intention et de hasard, d’organisation et d’imprévisible » (p. 36). L’artiste oscille en permanence entre deux pôles : l’intention (le connu) et l’inattendu (le hasard). Ce mouvement, ce balancement incessant, révèle que « l’imprévisible et l’intention sont deux éléments déterminants du processus créateur » (p. 64) qui poussent à questionner l’écart entre l’idée de départ de l’artiste et l’œuvre dans sa réalisation finale.
Afin de définir plus largement l’espace dans lequel l’artiste construit sa réflexion et où il est aux prises avec son œuvre, Dominique Berthet fait référence à la notion d’entre-deux et à la relation que cette notion entretient avec la création. Il considère l’entre-deux comme un espace complexe où s’élabore une pensée fertile, dynamique, une pensée de l’ouverture qui laisse la place au doute et à l’inattendu, à l’imprévisible, à l’incertitude. Il nous explique son positionnement : « La pratique artistique se situe, à mon sens, dans un entre-deux dans lequel se rencontrent deux mondes » et l’artiste « est un explorateur des zones incertaines et indociles de cet entre-deux » (p. 51). C’est la plupart du temps dans l’atelier, lieu fondateur, à la fois espace théorique de pensée et lieu d’action, que l’artiste donne naissance à l’œuvre et l’auteur lui accorde une place de choix en tête d’ouvrage. C’est l’occasion de rappeler que « l’atelier est le lieu de tous les possibles où peut surgir l’incontrôlable », car « l’imprévisible se greffe souvent dans la conduite créatrice la plus organisée » (p. 62). Une typologie complète la présentation de l’atelier, « l’antre » de l’artiste qui apparaît comme un lieu énigmatique, insolite, singulier, mystérieux, hors du commun, « un lieu dans lequel s’organise le chaos du monde » (p. 15).
La puissance du hasard est largement évoquée, notamment à travers l’importance des relations que l’imprévu et le fortuit ont entretenu avec le Dadaïsme et le Surréalisme, leur influence sur les artistes. L’auteur y consacre l’ensemble de la deuxième partie de l’ouvrage et s’attache à nous faire revisiter les intentions, les actions, les méthodes, les techniques et les évènements esthétiques qui se rapportent à ces deux mouvements clés du champ de l’art. Le lecteur chemine au fil des rencontres avec quelques personnalités centrales comme André Breton, Paul Eluard, Marx Ernst, Marcel Duchamp, pour ne citer qu’eux. De nombreux artistes ont fait du hasard et de l’incertain le moteur de leur création et pour Jean-Dubuffet, l’œuvre d’art est « l’empreinte d’une aventure » dont on ignore la destination car « l’artiste est attelé avec le hasard » (p. 79). Au royaume du hasard et de ses possibilités illimitées, l’artiste reste néanmoins le maître d’œuvre, il est celui qui « oriente, adapte, contourne » et au final décide, s’approprie ou non, « dans une lutte constante qui caractérise l’aventure de la création artistique » (p. 10).
Le concept d’appropriation occupe une place centrale dans ce volume. Dominique Berthet en définit les contours, les procédés, les significations et en explore les enjeux esthétiques et politiques. Depuis les conduites reproductrices jusqu’aux détournements les plus insolites et les plus audacieux des artistes contemporains, sans oublier les pratiques de collage, de montage, d’assemblage, les nombreux exemples déclinés montrent la permanence de l’appropriation dans l’histoire de l’art. On retiendra particulièrement l’exploration des pratiques appropriatives singulières de François Rouan et Antoine Poupel (dont l’œuvre énigmatique figure en première de couverture). Ces artistes tout en jouant avec le hasard, s’emparent de dispositifs complexes, de procédés les plus étonnants et « leurs œuvres concourent à produire de la confusion, de la désorientation et de la surprise » (p. 163). Relevant d’une esthétique du brouillage et de l’indistinct, ces pratiques offrent au regardeur une expérience esthétique insolite, un des multiples aspects de la réception de l’œuvre dont il est question dans la dernière partie de l’essai.
Si la production de l’œuvre constitue une aventure captivante et un processus à étudier dans son cheminement hasardeux, la prise en compte de la réception de l’œuvre n’est pas moins intéressante car « l’art est tout autant une ouverture sur l’imprévu pour le créateur comme pour le regardeur ». (p. 148). C’est ce que s’attache à montrer l’auteur, en mettant l’accent sur la relation entre l’œuvre et le récepteur, sur l’expérience esthétique de la rencontre dans tout ce qu’elle comporte de plaisirs ou de déplaisirs du regardeur comme du récepteur. Ainsi, la rencontre du public avec l’œuvre confronte encore une fois l’artiste à l’inconnu puisque l’œuvre achevée lui échappe, livrée à la libre interprétation du récepteur. « Il s’agit du risque de la réception » (p. 176) car l’accueil réservé à l’œuvre est lui aussi imprévisible.
La lecture de cet ouvrage très dense et richement documenté, où sont convoquées de nombreuses sources littéraires, artistiques, philosophiques, offre de multiples perspectives pour approfondir ses connaissances. La clarté du propos et la diversité des thèmes abordés destine ce livre aussi bien à l’amateur qu’au chercheur. La rencontre avec un foisonnement d’œuvres évoquées au fil des pages stimule l’imagination et le lecteur curieux pourra y voir, entre autres, une invitation à créer un parcours iconographique, à s’inventer une immersion dans le monde des images qui émergent entre les lignes et dialoguent avec ces textes passionnants.
Martine Potoczny, janvier 2022
Dominique Berthet, L’incertitude de la création. Intention, réalisation, réception, Pointe-à-Pitre, Presses Universitaires des Antilles, 2021, 198 pages.