— Par Mireille Bandou Kermarrec —
Dominique Berthet, L’incertitude de la création.Intention, réalisation, réception, Pointe-à-Pitre, Presses Universitaires des Antilles, Collection « Arts et esthétique », 2021, 198 pages.
Incertitude et création, deux mots aux résonances multiples. Le mot incertitude m’évoque, tout d’abord, la peinture de René Magritte intitulée Le principe d’incertitude, tableau dans lequel on voit une femme nue qui regarde sur le mur devant elle l’ombre d’un oiseau, alors que l’ombre projetée prend naissance à ses pieds. Je pense ensuite à la théorie de l’incertitude quantique, au fameux chat de Schrödinger, dont on ne sait s’il est vivant ou mort. Aussi à Einstein et le coup de dé. Et peut-on oublier les grandes incertitudes planétaires qui nous occupent actuellement ?
Les résonances sont multiples à propos de l’incertitude, mais il convient d’opérer des choix. Et choisir, ou ne pas choisir, c’est bien là l’un des enjeux que suggère le titre de l’ouvrage. On pourrait aussi penser à la célèbre citation de Sartre, « ne pas choisir, c’est encore choisir ». Être confronté à des incertitudes, place l’artiste face la multiplicité des choix qui s’offrent à lui.
Quant au mot création, s’il désigne l’œuvre de l’artiste, il renvoie aussi à des connotations biblique, religieuse et cosmogonique. L’artiste serait-il un petit dieu qui, dans le secret de son atelier, recrée le monde à sa façon ? Avant de créer ce monde, à quoi pense-t-il, que fait-il, est-il perdu dans le maelström de ses doutes et incertitudes ? À la question, que faisait dieu avant la naissance de l’univers, Saint Augustin aurait semble-t-il répondu, « Dieu réserve les pires tourments de l’enfer à ceux qui poseront cette question ». L’artiste nous châtiera-t-il d’essayer de comprendre le chaos qui préside à la naissance de son œuvre ?
J’en étais là de l’incertitude des résonances du mot création, de l’artiste petit dieu, quand au détour du chapitre 2 de la partie III, je lis ce qu’écrit Dominique Berthet à propos de Marcel Duchamp : « Marcel Duchamp, avec ses ready made, en s’appropriant des objets standards de la société de consommation, cherche à détruire le mythe du créateur, de l’artiste démiurge, ainsi que le statut de l’œuvre d’art en détournant un objet par changement de contexte » (p. 125). Cette réflexion ne renvoie-t-elle pas à la décision de l’artiste d’opérer des choix dans le champ des possibles qui s’ouvre devant lui ? Et il sait que les choix artistiques qu’il fera, ou ne fera pas, vont impacter durablement son œuvre, voire son époque.
Le sous-titre, Intention, réalisation, réception, définit le propos de l’ouvrage. Un propos qui questionne le rôle l’artiste, de l’œuvre et celui du regardant dans le processus de la création artistique, depuis la réflexion de l’artiste et l’élaboration de l’œuvre dans le secret de l’atelier, jusqu’à la réception de l’œuvre par le public. L’œuvre est-elle vraiment achevée avant d’être exposée au regard du critique ? C’est l’une des réflexions que développe l’auteur dans son livre.
Ce nouvel ouvrage de Dominique Berthet est, tel qu’il le définit lui-même, un essai constitué « d’un assemblage d’articles et de fragments de textes déjà parus (dans des revues et actes de colloques), réécrits pour l’occasion. […] L’ensemble a été complété de passages inédits » (p. 181). Cet essai est composé de quatre parties.
La partie I concerne l’atelier et la création artistique. La partie II traite de l’intention et du hasard.
La partie III parle de l’appropriation artistique. La partie IV pose la question de savoir si la réception de l’art est aussi une création. Dès l’introduction l’auteur précise « l’objet de cet essai » en convoquant la pensée d’Étienne Souriau : « l’art, c’est l’activité instauratrice », « mais il est aussi un acte », ajoute l’auteur, en ce sens que l’artiste « donne naissance » à quelque chose de nouveau (p. 8).
C’est à une rencontre que nous convie Dominique Berthet. À la manière d’une visite guidée, il nous conduit à la rencontre d’artistes qui ont marqué durablement la création artistique par leur engagement, leurs actes et leurs actions qui n’ont pas été sans répercussion sur la société de leur époque et sur celle d’aujourd’hui. Tout commence par une visite de huit ateliers d’artistes, bien différents par leur surface et leur organisation. Qu’ils soient qualifiés, d’atelier-énigmatique, atelier-chaos, atelier-œuvre, atelier-autoportrait, atelier-manifeste, atelier-isolement, atelier-allégorie, ou atelier ouvert et in process, ces ateliers interpellent vu la personnalité des artistes auxquels ils appartiennent. Il est intéressant de s’y attarder un peu, car chaque atelier à sa singularité, et l’œuvre d’un artiste peut être modifiée dans sa structure même en fonction de l’espace dont il dispose pour créer. C’est le cas de « l’atelier énigmatique » de Giacometti, une pièce de « 4,90 m sur 4,74 m » (p. 15), « un monde infini qu’il explore [….] le lieu du rituel de sa création, mais il n’est pas une œuvre » (p. 19). Est-ce cet espace exigu qui aurait conduit l’artiste à créer des personnages filiformes ? À l’inverse de l’atelier de Giacometti, mais tout aussi énigmatique, l’atelier d’Anselm Kiefer s’étend sur 35 hectares. « L’atelier-chaos » est celui de Francis Bacon. Un espace jonché de tubes de peinture, de vieux pinceaux de « montagnes de documents de toute nature » (p. 18). Cet atelier, démonté et remonté à l’identique, appartient aujourd’hui à « la Hugh Lane Gallery of Modern Art de Dublin, ville natale de Francis Bacon » (p. 18). « L’atelier-œuvre », est celui de l’artiste dadaïste, Kurt Schwitters ou encore l’atelier de Brancusi. « L’atelier-autoportrait », celui de Picasso et aussi celui de Zao Wou-ki. L’on pourrait penser que Zao Wou-Ki avait un atelier vaste, lumineux, à l’image de ses grandes peintures. Mais dit le peintre, c’est « un cube de béton, sans ouverture sur l’extérieur […] » (p. 23). « L’atelier-manifeste » de l’artiste brésilien, Frans Krajcberg, engagé dans la préservation de la planète est une forêt de cent hectares. Un don de l’État de Bahia au Brésil. « Atelier et isolement », c’est l’atelier où l’artiste s’enferme pour créer dans la plus grande solitude. C’est par exemple l’atelier de Karel Appel, peintre et sculpteur néerlandais, cofondateur du groupe CoBrA. Les photographies et les films sont les seuls documents qui permettent de percer le secret des artistes au travail dans ce type d’atelier. « À l’atelier, le peintre est seul. Il se concentre. La nécessité de cette concentration, et du véritable isolement qu’elle implique, le place aussi loin de la nature que de l’agitation citadine, dans une lumière immobile, la lumière de l’atelier », écrit René Passeron (p. 24). « L’atelier-allégorie », celui de Gustave Courbet, contrairement à l’atelier isolé, est un atelier convivial où l’artiste reçoit ses amis. Enfin, « L’atelier ouvert et in process », est celui de l’artiste martiniquais Christian Bertin. Un espace en partie « à ciel ouvert », construit à partir de matériaux hétéroclites de récupération et dont la conception, selon la description qu’en donne Dominique Berthet, serait celle de la case créole évolutive, toujours inachevée et en perpétuelle modification. Mais cet atelier ne se restreint pas à sa structure, il englobe l’espace vide environnant, car l’artiste travaille surtout à l’extérieur, en pleine nature. Si l’auteur s’est attaché à décrire ces différents ateliers, c’est parce que l’atelier est le lieu où tout commence, le lieu où se livre le combat de l’ombre et de la lumière, où l’artiste se bat avec l’espace, la matière, là où, selon le terme de Souriau, il nourrit « le monstre » pour accoucher de l’œuvre. « L’atelier est une matrice, il est le lieu de la maïeutique. L’artiste y structure sa pensée, ordonne le confus, enfante ses œuvres » (p. 32).
La rencontre à laquelle nous convie l’auteur se poursuit dans des musées, à la découverte d’œuvres marquées par « l’intention et le hasard » (p. 67). Dominique Berthet nous détaille par le menu des œuvres qui à leur réception ont déclenché de véritables scandales par leur nouveauté et leur étrangeté. Appropriation, détournements d’objets, collages, brouillage, autant de pratiques artistiques qui sont menées dans le but de désacraliser l’art. En exemple, la célèbre Fontaine de Marcel Duchamp, ainsi que sa Joconde à moustaches portant une inscription codée, très irrespectueuse pour un public peu enclin à accepter ce genre d’œuvre. C’est l’univers du Dadaïsme et du Surréalisme. Nous y côtoyons, Picasso, Max Ernst, Paul Eluard, Aragon, Jean Arp, Man Ray, Marcel Duchamp « avec son élevage de poussière » (p. 71), André Breton et la « magie de la rencontre » avec Nadja et L’Amour fou. Plus loin dans le temps attendent César et son Pouce géant, Dubuffet pour qui « l’artiste est attelé au hasard » (p. 79). L’idée défendue par Dominique Berthet, c’est que « la création est faite de lucidité et d’inconscience, d’intention et de hasard, d’organisation et d’imprévisible. Elle mêle l’irrationnel et le rationnel, l’intellect et les pulsions » (p. 36).
L’appropriation artistique est largement développée dans l’ouvrage. C’est l’objet de la partie III. « […] l’on ne crée pas à partir de rien. » (p. 11). L’auteur cite à cet égard le philosophe et esthéticien, Olivier Revault d’Allonnes qui écrit, « pour créer […] il faut que des éléments existent, et que se formule la volonté, le souhait, le désir, le projet qu’ils existent autrement ». (p. 11).
La pensée développée dans ce livre est dense et complexe. Il serait vain de vouloir ici tout aborder, mais deux notions ne peuvent être passées sous silence. La première est la notion d’entre-deux que Dominique Berthet définit comme suit, « l’entre-deux est un espace complexe. Il désigne à la fois une transition, une articulation, un pont, un passage, mais aussi une séparation, une discontinuité, une interposition, une différence. Il est donc à la fois ce qui relie et ce qui sépare, une liaison et une rupture » (p. 50). L’entre-deux serait donc cet espace dans lequel l’artiste se bat pour créer. « Il s’agit (souligne encore l’auteur) d’un espace nourricier pour la pratique et de l’espace intime de l’artiste » (p. 51).
La deuxième notion qui est aussi au cœur de l’ouvrage est celle de l’ombre et de la lumière.
L’ombre peut-elle être sans la lumière ? Ce chapitre convoque la poésie d’Aimé Césaire, les tableaux de Soulages, l’intranquillité de l’écrivain Fernando Pessoa, et le philosophe Nietzsche que cite l’auteur dans cet extrait de conversation entre un voyageur et son ombre. Le voyageur déclare : « tu sauras que j’aime l’ombre comme la lumière. Pour qu’il y ait beauté du visage, clarté de la parole, bonté et fermeté du caractère, l’ombre est nécessaire autant que la lumière. Ce ne sont pas des adversaires : elles se tiennent plutôt amicalement par la main, et quand la lumière disparaît, l’ombre s’échappe à sa suite ». L’ombre répond alors au voyageur : « Et je hais ce que tu hais, la nuit » (p. 57).
La dernière partie de l’ouvrage questionne la réception de l’art. La réception, est-ce une création ?
Le regardant agit-il sur l’œuvre ? Pour l’auteur, « La question se pose alors de savoir comment considérer l’action du spectateur […], l’artiste accomplit un acte de création, mais qu’en est-il du spectateur qui observe et interprète l’œuvre et qui porte un jugement sur elle ? » (p. 148).
L’artiste a-t-il besoin du regard du public pour que son œuvre soit achevée ? On connaît les différents scandales qui ont émaillé l’histoire de l’art à ce propos.
Contrairement aux derniers ouvrages de Dominique Berthet, il n’y a pas d’illustration à l’intérieur du livre, mais les descriptions d’œuvres qui y sont faites par l’auteur sont si minutieuses que nous n’avons aucun mal à les visualiser. La seule illustration est celle de la couverture. Une photo du photographe-plasticien Antoine Poupel, photographe du Crazy Horse et des spectacles de Bartabas. L’artiste utilise le brouillage et la superposition pour créer des photos très énigmatiques. Dominique Berthet fait une description très détaillée de cette belle photo à la fin de l’ouvrage. À propos du beau, il cite Walter Benjamin : « le beau n’est ni le voile ni le voilé, mais l’objet dans son voile ». (p. 160).
Pour conclure la présentation de ce très riche ouvrage qui traite de tous les aspects, toutes les pratiques et tous les courants qui traversent la création artistique, je reprendrai la pensée du philosophe Adorno, que cite l’auteur. Adorno écrit : « Dans l’évolution la plus récente, les frontières entre les genres artistiques fluent les unes dans les autres, ou plus précisément : leurs lignes de démarcation s’effrangent » (p. 142).
Comme toujours chez Dominique Berthet, le texte est clair et concis et si l’ouvrage s’adresse aux curieux de l’art, il est avant tout à visée pédagogique. L’auteur y développe une réflexion sur la création artistique, convoque la pensée d’esthéticiens, de philosophes, d’écrivains, de critiques d’art et d’artistes engagés dans des pratiques artistiques très diverses. En ce sens, cet ouvrage ne relève-t-il pas d’une esthétique de la rencontre ?
Mireille Bandou Kermarrec
Guadeloupe, mars 2022