L’improbable révolution : une promenade autour des Gilets Jaunes

— Par Michel Pennetier —

« Les révoltes et les révolutions ont toujours
pour responsables les gouvernants »
(Goethe, « Conversations avec Eckermann »)

 

Que ce soit le prix du pain en 1789 ou le prix de l’essence en 2018, le déclenchement d’un mouvement de masse est toujours anecdotique, spontané, aveugle. Que s’y joigne une pensée élaborée par une élite depuis un certain temps comme ce fut le cas au 18e siècle, que la classe dirigeante elle-même perçoive que l’ancien régime n’est plus viable, alors la révolte aveugle peut se transformer en révolution, c’est-à-dire en l’élaboration très complexe d’un nouveau type de gouvernance. Celle-ci aurait pu sans doute émerger sans l’épisode révolutionnaire comme en Angleterre, c’est-à-dire par évolution. Mais les dirigeants de la France n’en ont pas été capables.


La nostalgie de la révolution

Nous, Français, vénérons l’épisode révolutionnaire, à juste titre puisqu’il a proclamé les grands idéaux démocratiques, Mais nous oublions combien de sang et de larmes la révolution a coûté et il a fallu un siècle, justement par évolution, pour que ces idéaux entrent peu ou prou dans la réalité. Les conséquences de la révolution de 1789 sur le long terme sont assez terrifiantes, avec la dictature napoléonienne qui aux deux sens du terme achève la révolution ( la trahit et l’accomplit en même temps) met l’Europe à feu et à sang et provoque la naissance du nationalisme allemand. La conséquence lointaine, c’est l’idée de nation qui a perverti l’Europe et le monde et conduit aux guerres du 20e siècle. J’avoue que j’ai une secrète prédilection pour les vieux empires un peu vermoulus, comme l’empire des Habsbourg qui fit cohabiter plutôt harmonieusement 13 nationalités et protégea les juifs ou la Chine qui fut pendant 2000 ans un empire multinational plutôt paisible ( je dis « plutôt » car rien n’était d’équerre dans ces vieux empires !) Ils étaient pragmatiques et se méfiaient de l’idéalisme agressif à la française. N’oublions pas les réformes progressistes de Joseph II qui évitèrent à l’Autriche (l’empire des Habsbourg) une révolution.

A la glorieuse et mythique image de la Révolution Française s’est superposée celle de la Révolution d’Octobre en Russie. On ne sait que trop quelle foi cet événement a suscité dans la gauche française et on ne sait que trop – ou peut-être pas encore assez- quelles abominations ont été commises sous les régimes dits communistes. Aucun n’échappe à la condamnation au nom des droits de l’homme , ni l’ Union Soviétique, ni la Chine de Mao, ni le Cambodge de Pol Pot, ni même Cuba de Castro, ni même le Vénézuela actuel. Pourtant l’idée de révolution comme remède à tous les maux continue de manière sous-jacente à fasciner à gauche et c’est peut-être là son essence – le représentant typique en est bien sûr Mélenchon. Les arguments qu ‘invoquent les amoureux des révolutions pour répondre à ce constat sont nombreux. Le principal et le plus solide serait que les attaques des pays capitalistes, notamment les USA auraient empêché les pays dit socialistes d’évoluer et donc les auraient contraints à se durcir. C’est une réalité certes qui s’ajoute à l’idée de révolution qui par essence comporte la violence conduisant à de nouvelles formes d’oppression.


Les révoltes populaires ne sont pas prévisibles.

Ni la date de leur apparition, ni la forme qu’elles vont prendre. Elles sont le résultat de transformations invisibles sur une longue période à de multiples niveaux, économiques, sociaux, politiques, culturels. Certes chacun de ces niveaux a pu être observé à l’avance mais le faisceau infiniment complexe des déterminations est insaisissable. Par définition, l’histoire ne s’écrit qu’a posteriori. Pourtant faire appel à la notion de hasard n’est qu’une paresse de l’esprit. Dans le domaine de l’humain comme dans celui de la nature tout s’enchaîne implacablement. Analyser un phénomène, c’est tenter de le penser par idées adéquates et de relier adéquatement les idées. Ce n’est pas ce programme que je tente de réaliser dans ce modeste article ! J’ouvre simplement une perspective où ma subjectivité est nécessairement présente.

Je reviens à la pensée de Goethe mise en exergue : les gouvernants sont responsables des révoltes et révolutions. Qui sont les gouvernants aujourd’hui ? La question est plus compliquée qu’à l’époque de Goethe. Les députés et le chef de l’état sont élus démocratiquement ( selon l’idée de la démocratie représentative, donc de manière tout à fait relative) et les sénateurs élus au suffrage indirect pour représenter les collectivités locales ne sont que très partiellement à l’image de la volonté de la population. Les campagnes électorales sont financées par des gens ou des instances économiques qui en ont les moyens (un autre pouvoir), les média peuvent être plus ou moins au service de ces pouvoirs financiers. Enfin – et c’est là le plus important- l’économie du pays est insérée dans un système ouvert et mondialisé qui laisse peu de marge de manœuvres au gouvernement. La question « qui gouverne ? » est donc particulièrement opaque. Quand les Gilets Jaunes exigent la démission de Macron, ils se trompent en partie de cible, car la crise que manifeste ce mouvement date de plus de quarante ans depuis l’entrée de la France dans la mondialisation ( sous un gouvernement dit socialiste!) en provoquant d’un côté une modernisation de l’économie française dans les industries de pointe, de l’autre une destruction de l’industrie traditionnelle, la désertification de certaines provinces, la disparition au nom de la « rationalisation » des services publics de proximité. Cependant, ils ont en partie raison dans la mesure où Macron veut mieux adapter la France à l’économie libérale et donc à la mondialisation. Comme Thatcher en son temps, il peut dire « Il n’y a pas d’alternative ».Mais il veut le faire d’une manière moins brutale en s’inspirant du modèle scandinave, la « flexisécurité » qui exige de la part de la population un changement de mentalité. L’erreur de Macron a sans doute été d’agir en technocrate sans penser suffisamment les conditions de vie et les sensibilités de la classe moyenne inférieure qui représente la majorité de la population française, qui n’est pas adaptée à la mondialisation et n’en profite pas .


La révolte comme symptôme

Alors, oui les gouvernants sont responsables, mais à une tout autre échelle que ce qu’imaginent les Gilets Jaunes. Ce mouvement spontané, sans organisation, sans porte-parole véritable est le symptôme d’une maladie sociale et en tant que tel il est respectable. Il pose une question grave, mais il n’apporte aucune solution au-delà de slogans simplistes que l’on peut entendre au comptoir du café. Alors que les révoltés de 89 ont pu devenir des révolutionnaires en intégrant les valeurs de penseurs comme Rousseau, Montesquieu ou Voltaire, les Gilets Jaunes ne disposent pas d’outils conceptuels qui leur permettraient d’agir sur le réel et de dialoguer avec le pouvoir. Dans cette masse informe et aveugle, on peut entendre les propos les plus hétéroclites allant de l’extrême-gauche à l’extrême droite. Cependant je ne nie pas que les mentalités peuvent évoluer à travers le mouvement. Ces personnes qui vivaient isolées avec pour horizon leur pavillon, leur voiture, le supermarché et un travail peu gratifiant, voilà qu’elles se retrouvent sur les ronds-points, échangent, sympathisent et font l’expérience de la solidarité.

Qui sont les vaincus ?

Les vaincus de ce mouvement sont plus que les gouvernants symbolisés par la figure de Macron, les « gens de gauche » les militants des syndicats, des partis et des mouvements de gauche. Ils se sont trouvés complètement marginalisés par ce mouvement de masse et il est bien possible qu’aux prochaines élections Martine Le Pen tire mieux les marrons du feu que les partis de gauche, grâce à ses slogans simplistes, audibles dans ce mouvement. La rhétorique de gauche ne fonctionne plus parmi une population devenue complètement étrangère à sa culture ou ce qu’il en reste. Ses propositions politiques ne sont plus en phase avec l’évolution du monde. Pourtant, c’est là, à gauche que je puis encore trouver une sensibilité, une éthique humaniste qui ne se satisfait jamais du monde comme il va.

Autre victime des Gilets Jaune : l‘écologie. Depuis deux mois cette préoccupation absolument urgente disparaît sous l’obsession des manifestations des Gilets Jaunes, malgré quelques tentatives d’harmoniser les deux préoccupations.

Qu’appelle-t-on « peuple » ?

Goethe distinguait en son temps les notions de peuple, de masse et de plèbe ( Pöbel : la populace) terme qui renvoie peut-être à la notion de « Lumpenproleriat »( prolétariat en guenilles) chez Karl Marx. Quand un peuple se trouve agité, devient pour un moment une force qui va, quand les limites de l’état de droit s’estompent, il remue aussi les bas-fonds de la société ( qu’il y ait cette catégorie d’exclus dans la société d’aujourd’hui renvoie aussi à l’incapacité des dirigeants depuis des décennies à intégrer et faire évoluer cette population) . Les agressions et destructions de biens deviennent alors répétitives. La violence verbale conduit nécessairement à la violence physique, elle est improductive et conduit à une impasse. Ce constat indique la grande immaturité du mouvement ; quand on ne sait pas parler, on hurle et on casse ou on exprime sans cesse de nouvelles revendications irréalistes comme cela se passe dans un couple où la première dispute commence par un reproche précis, puis suit une avalanche de reproches qui n’ont plus rien à voir avec la réalité. C’est le risque qui menace les Gilets Jaunes, l’oubli du nécessaire dialogue. Pour qu’une masse redevienne peuple, il faut que chacun redevienne conscient de ses valeurs et de sa culture, apprenne à penser et puisse exprimer sa dignité dans le dialogue et ses justes revendications.


Dialogue ?

Mais quel dialogue est possible entre les tenants du monde comme il va, en l’occurrence la mondialisation et les victimes de la même mondialisation ? Je ne crois pas que la question soit : oui ou non à la mondialisation, ouverture de l’économie nationale ou repli sur soi. La question serait plutôt : comment faire évoluer la mondialisation, comment corriger ses effets pervers ( la spéculation, les délocalisations, la fuite des capitaux dans les paradis fiscaux, les salaires de certains PDG internationaux), comment introduire de la justice dans le système mondial. Si les prochains débats entre le gouvernement et le peuple pouvaient prendre cette tournure, alors nous pourrions féliciter les Gilets Jaunes … et pourquoi pas le gouvernement qui aurait su organiser ce débat démocratique !


Démocratie directe ?

Ce qui émerge de plus positif dans le mouvement des Gilets Jaunes, c’est l’idée de « démocratie directe », une utopie – quoique le système suisse s’en rapproche – c’est une idée directrice qui peut être enthousiasmante à condition d’y mettre beaucoup de précautions. On voit dans certains tweet des Gilets Jaunes des choses comme : rétablissement de la peine de mort, expulsion de tous les émigrés etc … vox populi n’est pas nécessairement vox dei ! Tout dépend du niveau culturel et éthique de la société.


Révolution et Evolution

Les révoltes et révolutions sont parfois inévitables. Mais ce sont toujours des dysfonctionnements et des catastrophes dont les effets parfois positifs ne viennent que beaucoup plus tard. Or la nature est évolutionnaire, selon Goethe – et je suis convaincu de ce point de vue – elle procède par lente transformation et adaptation. La sagesse consiste à s’harmoniser au rythme de la nature, c’est-à-dire à ce qui est adéquat à la Vie. Les sociétés humaines comme les plantes suivent le même chemin de croissance à moins qu’un dysfonctionnement – dont les dirigeants sont responsables – ne vienne à les troubler et les menacer de mort.


Michel Pennetier, janvier 2019