— Par Lise Brossard —
Dominique Berthet, L’Imprévisible rencontre. L’autre, le lieu, l’art, Presses Universitaires des Antilles, coll. « Arts et esthétique », 2024. 270 pages, avec 77 illustrations en couleurs.
La rencontre, ce petit mot recouvre un ensemble de mystères qui détermine à son tour un autre ensemble incommensurable de probabilités. La question est posée : « qu’est-ce qu’une rencontre ? ». C’est dans cet écheveau de possibles que Dominique Berthet élabore une esthétique de la rencontre… en précisant toutefois que les rencontres auxquelles il accorde toute son attention sont celles qui « bouleversent », celles qui sont « déterminantes ». Dès l’introduction notre curiosité est attirée par cette réflexion : « Toute rencontre véritable, au bout du compte, est inquiétante, car elle est un saut dans l’inconnu », …
L’inconnu est vaste ; qu’est-ce qui fait qu’une rencontre loin d’être contre, c’est-à-dire en opposition, relève davantage « d’un rapprochement » (pas contre, mais tout contre comme aurait dit Sacha Guitry) ? Cet « inconnu » de la rencontre la rend imprévisible tout comme le contenu de cette réflexion que nous propose Dominique Berthet.
L’auteur choisit pour cette investigation trois axes : l’autre, le lieu, l’art. La question n’est pas de connaître la raison de ces choix, le livre qui s’ouvre à nous est plutôt là pour nous en faire découvrir toute la justesse, toute la congruité.
Chaque grand chapitre est ponctué par un cahier photographique en couleurs qui permet au lecteur d’aller à son tour à la rencontre des œuvres et des artistes qui ont suscité cette réflexion. Le choix, la pertinence et la qualité des reproductions sont à signaler, car cela permet au lecteur d’ancrer sa propre réflexion sur celles de l’auteur tout en ayant la sensation d’avoir arpenté à son tour les allées d’une galerie, d’un musée ou d’une biennale.
« L’autre », « le lieu », « l’art ». Trois termes reliés par une virgule, trois entités associées à une rencontre, pas n’importe laquelle : à celle dite imprévisible, inattendue. Trois entités aussi floues l’une que l’autre qui suscitent d’emblée une avalanche de questions : qui est cet autre ? Quel est ce lieu ? Et pour couronner ces deux domaines, un autre apparaît, plus vaste encore qu’un continent : l’art !
Comment Dominique Berthet auteur d’un Éloge de la rencontre1 paru il y a quelques années, peut-il encore nous régaler l’esprit et les yeux par cette Imprévisible rencontre ?
Le voyage ici est plus complexe, André Breton n’est plus le seul référent, la rencontre « concept ouvert par excellence » est envisagée sous de nombreux aspects comme « attraction », « magnétique », « déterminante », « collision », « fascination », « catastrophe », etc.
Ainsi dans une première partie, la « rencontre-choc » où l’expérience du pire inaugure un nouveau monde rendu « fertile » par des écrivains tels que Carlos Fuentes, Octavio Paz ou Alejo Carpentier, entre autres ou encore par l’émergence d’un phénomène de créolisation « parfaitement imprévisible » théorisé par Édouard Glissant.
Pour clore cette première partie Dominique Berthet nous présente six artistes plasticiens : Gilles Élie-Dit-Cosaque, Laura Facey, Bruno Pédurand, Laurent Valère et Richard-Viktor Sainsily Cayol qui ont su transcender ces rencontres-chocs en « éloge de la résistance », mais pas que…
Le sixième artiste fait l’objet d’un chapitre qui lui est propre, car à lui tout seul il incarne ces rencontres à la puissance n, il s’agit de Wifredo Lam que l’on ne se lasse pas de découvrir ou de redécouvrir sous la plume de Dominique Berthet.
À l’instar de cette première partie, « La rencontre du lieu » (2e partie) nous entraîne sur les pas de quelques auteurs parmi lesquels Baudelaire, Benjamin ou Apollinaire dans Paris, Venise ou… ailleurs (avec d’autres auteurs qu’ils vous restent à découvrir).
Arpenter, déambuler, flâner, le mouvement est propice à la rencontre, encore faut-il être prêt à l’accueillir, voire à la cueillir ? Le lieu n’est pas vide, il est ce lieu avec lequel nous pouvons tisser des liens, il est mystère. Dominique Berthet le rend palpable et de ce fait, la rencontre avec lui nous entraîne là encore à repenser notre propre rapport aux lieux que nous habitons et qui nous façonnent. « Vivre le lieu, être à l’écoute de ses battements nous ouvre à sa magie ».
Le voyage, l’errance, la promenade autant de déplacements, de mouvements qui permettent à l’auteur de nous amener à penser l’ailleurs dans ou depuis des contrées plus ou moins lointaines, plus ou moins exotiques tout dépend de là où nous nous trouvons…
Pour parfaire cette réflexion, là aussi Dominique Berthet réunit des artistes qui entretiennent une relation privilégiée avec les lieux. Loin des villes, loin du continent européen, trois artistes tissent un lien particulier avec ces lieux qu’ils habitent ou qu’ils ont habité, avec ces lieux qu’ils ont « rencontré ». La flânerie laisse place à autre chose, à une rencontre qui devient « une expérience de vie », à découvrir dans ce chapitre : Jean Paul Forest, Alain Joséphine, Ismael Mundaray.
« Esthétique de la rencontre » ouvre la 3e partie de cette réflexion sur ce qui est pensé par l’auteur comme « Imprévisible ». Et pour cause, cette 3e partie concerne les arts où l’imprévisible est partout en embuscade depuis la conception de l’œuvre jusqu’à sa réception. La réception matérialisant en soi une sacrée rencontre entre l’œuvre d’art et son public. Dominique Berthet trace en quelques paragraphes les grandes lignes de cette épopée de l’émancipation de l’œuvre d’art. Inaugurée par G. E. Lessing à la fin du XVIIe siècle (autonomie des arts) jusqu’à aujourd’hui (correspondance, synesthésie – Kandinsky, Schönberg, Matthew Barney, etc. –, décloisonnement, éclatement des frontières, hybridation, etc.), les artistes n’en finissent pas de nous surprendre par les multiples rencontres qu’ils opèrent. À nous lecteurs, spectateurs, amateurs, de suivre les pistes d’une esthétique de la rencontre balisées par Dominique Berthet.
Pour ce faire, les artistes sont encore là pour mûrir notre réflexion. Comment et pourquoi Dominique Berthet a-t-il choisi ces trois artistes contemporains (Chun Kwang Young, Anish Kapoor, Anselm Kiefer) d’origines et de démarches très différentes pour mettre un point d’orgue à sa réflexion ? A-t-il été particulièrement surpris, étonné ou bien, est-ce parce qu’ils étaient réunis dans un même lieu géographique ? Pour la monumentalité de leurs œuvres ? Pour leurs capacités à questionner l’espace, la matière ou le temps peut-être ? De quelle rencontre s’agit-il ? Ce chapitre est là pour satisfaire en partie notre curiosité et plus encore.
Dominique Berthet reprend certains de ses propres textes (comme il le précise en introduction), afin de nous entraîner dans une réflexion qui s’est étoffée au fil du temps, nourrie justement par « d’imprévisibles rencontres » qu’il nous fait partager.
Le partage de cette expérience sensible enrichi à la fois par de nombreux auteurs (poètes, philosophes, historiens, critiques, artistes, etc.) et par de nombreux artistes nous amène au fil des pages à repenser à nos propres rapports à l’autre, au lieu, à l’art.
Nos improbables rencontres à l’aune de cette lecture prennent un tout autre relief. À lire absolument pour saisir au vol cette imprévisible rencontre…
Lise Brossard
1Dominique Berthet, André Breton, L’éloge de la rencontre, HC Éditions, 2008.