—Par Yvon Quiniou, philosophe —
Une étrange nouvelle vient d’agiter le monde de l’éducation, à l’initiative de notre ministre Blanquer : il faudrait faire appel aux neurosciences, qui s’intéressent au fonctionnement du cerveau, pour améliorer les performances scolaires de nos élèves, dès le plus jeune âge, et certains exemples étrangers prouveraient que c’est efficace. Le spécialiste convoqué pour réaliser ce projet est Stanislas Dehaene. La compétence propre de ce professeur au Collège de France n’est bien entendu pas en cause. Seule l’est la nature de ce projet qui implique une extrapolation et une application des résultats les plus avancés de la biologie à un domaine, l’éducation, qui n’est pas le sien au départ. Et ce que j’ai entendu dire par Dehaene lui-même à ce sujet me laisse perplexe.
Je résume : le cerveau est le siège de nombreux processus cognitifs (au sens large), comme la perception, l’intelligence, le raisonnement, la mémoire, l’imagination, etc. Les processus d’apprentissage qui font d’un individu biologique un être humain à part entière, et dont le lieu principal est l’école, sollicitent ces processus cérébraux et les développent plus ou moins. D’où l’idée, apparemment séduisante, de les connaître dans le détail et d’en avoir une image qui les localise, ce que la technique de l’imagerie cérébrale nous permet aujourd’hui. Et si l’on continue dans cette voie, on pourrait avoir une transcription visible, diverse selon les zones du cerveau mobilisées, de l’activité intellectuelle que développe l’éducation : à la fois de ses progrès, mais aussi de ses arrêts ou de ses échecs. À partir de là, la pédagogie pourrait privilégier d’intervenir sur les microphénomènes biologiques en question pour les stimuler davantage, comme dans la lecture, le décodage des signes, la capacité de déduction et, même, dans les aptitudes morales comme la tolérance !
C’est ici que la difficulté commence pour le philosophe instruit des acquis des sciences humaines. Nous sommes bien dans une perspective matérialiste concernant l’esprit qui en fait « une fonction de corps » (Darwin) et non une substance autonome. Mais la référence à la biologie ne saurait suffire, sauf à verser dans le biologisme : sinon on pourrait envisager d’intervenir sur le cerveau de l’enfant, pour l’aider à dépasser ses limites constatées ou ses handicaps.
Or, si le support cérébral de la pensée est bien une condition de possibilité naturelle de celle-ci, il n’en est pas la cause exclusive. L’influence du milieu social intervient, dont Bourdieu a montré qu’il générait des inégalités fortes devant la culture sous la forme d’un « capital culturel » spécifique, mais aussi celle du milieu familial, avec sa causalité psychologique propre du fait de l’identification aux modèles parentaux. Ces inégalités sont largement responsables des inégalités scolaires individuelles : c’est à elles qu’il faut d’abord s’en prendre, et c’est à elles, ensuite, qu’il faut adapter la pédagogie. On est loin ici de la biologie et de ses fantasmes d’intervention progressistes !
Yvon Quiniou
Philosophe