— Par Juliette Sméralda, sociologue —
Nous ne sommes pas assez nombreux à savoir que les noms que portent les choses et les personnes ont une signification symbolique, qui a des répercussions sur notre vision du monde, sur notre destinée, et sur notre propre représentation de nous-mêmes au quotidien. Ces noms impactent négativement les relations que les autres entretiennent avec nous parce que celles-ci sont néfastes. En effet, ces gens nous considèrent spontanément comme des êtres inférieurs, car le statut de pseudo français qui est le nôtre n’entretient aucune illusion sur nos origines, la seule couleur de notre peau étant un classement renvoyant systématiquement à la condition servile de nos ancêtres…
Ceux qui les ont ainsi nommés se sont arrogé un droit de propriété sur eux, et sur nous par conséquent, puisque beaucoup d’entre nous se désignent encore en termes de descendants d’esclaves.
Lorsque nous disons que nous sommes des esclaves ou des descendants d’esclaves, nous nous appliquons des définitions qui ne sont pas neutres, et qui plus est, ne nous ont pas été attribuées pour nous valoriser. Accepter donc de se reconnaître dans une désignation qui nous est appliquée unilatéralement, qui plus est, nous prive de la qualité essentielle d’êtres humains, c’est se faire complices de ceux qui se sont appropriés le pouvoir de nommer, de classer, de catégoriser, d’exclure et de se hisser eux-mêmes, par ce pouvoir arbitraire, au sommet de l’échelle sociale.
Le mot esclave n’est pas une création de nos ancêtres, mais de ceux qui détenaient le pouvoir de les nommer, et donc de les assigner à une condition qui nous confère, nous leurs descendants, une identité négative qui nous dessert à nos dépends…
Cette manière de considérer, bien après l’esclavage, que nos ancêtres étaient des esclaves hier, ce qui fait de nous des descendants d’esclaves aujourd’hui, signale à quel point le système a gommé en nous toute mémoire, et tout sentiment d’appartenance à une racine ; à une famille ;à une lignée. L’Africain perdait son nom continental avant même sa déportation dans les régions où il était dispersé. Cette manière d’être porte en elle le germe de notre déshumanisation ; de notre exclusion de l’humanité, puisque le statut d’esclave qui leur collait à la peau faisait d’eux des meubles sans existence légale dans la vie comme dans le droit …
Tant que nous accepterons le fait que nos ancêtres soient désignés en termes d’esclaves, ce qui fait de nous des descendants d’esclaves, nous cautionnerons l’idée qu’il existe des maîtres dans notre espace vital ; « nos » maîtres ; ceux qui ont pris le pouvoir sur eux et qui ne voyaient – et continuent à ne voir en eux comme en nous que les objets dont ils disposaient encore librement il y a peu… Sommes-nous certains que cet état d’esprit a changé ? De très nombreux indices dans notre vie quotidienne nous signalent que la vision des colons esclavagistes et de leurs descendants, comme celle de bien des Français d’ailleurs, est restée tributaire des classements déshumanisants qui les rendaient et les rendent aujourd’hui encore incapables de voir en nous des égaux…
La désignation des Africains en terme d’esclaves correspondait au répertoire français chrétien qui fondait en ce mot inapproprié concernant ces derniers, une forme de légitimité qui autorisait la France et les autres pays esclavagistes à mettre en œuvre le processus d’appropriation-assimilation de nos ancêtres, entamé avec les méthodes sauvages de capture suivies de déportation et d’isolement des captifs avant leur mise en esclavage dans les colonies du « nouveau monde », occultant ainsi toute la violence symbolique et physique des procédés employés pour soumettre une humanité qu’ils n’ont jamais cessé de chercher à détruire…
Ces dénominations déconnectées de tout référent culturel africain font basculer l’Africain réduit en esclavage, tout comme le ‘nouveau libre’, dans le référentiel occidental et l’installe officiellement dans des relations politiques qui lui fabriquent une existence essentiellement servile qui nuit à toute tentative d’émancipation.
Pourquoi avons-nous le devoir de nous rebeller contre des dénominations données par des personnes extérieures à nous ? Pourquoi est-ce une démarche impérative, nécessaire, saine et salutaire ?
Certains d’entre nous ont commencé une réflexion sur ces qualificatifs, et ont proposé que nous utilisions les termes « esclavagés » ou « esclavisés », en lieu et place du mot « esclave » qui évoque une condition « naturelle », faisant de nos ancêtres des esclaves par essence. Au contraire, dire qu’ils ont été des Africains réduits en esclavage, c’est établir une distance entre ce qu’ils ont été et ce que l’on a fait d’eux. C’est aussi affirmer que nous refusons d’adhérer à une désignation qui déshonore nos ancêtres; les humilie à leurs yeux, aux nôtres et à la face du monde…
Dans le même effort de réflexion opéré sur le sens des mots, rappelons qu’un esclavagé ou esclavisé africain est un Africain mis contre son gré en esclavage dans les Amériques. La nuance, et même la différence, entre esclave et esclavagé est dans la procédure qui a transformé des gens qui vivaient leur vie sur leur continent en instruments au service d’un peuple dominateur et de son économie prédatrice et déshumanisante, dont il est seul à tirer profit, mais qui s’est arrogé, sans autre forme de procès, le droit de vie et de mort sur des personnes humaines transformées en objets pour les besoins de leur […]
La quête d’un terme digne de désigner nos ancêtres a amené certains des nôtres à proposer l’expression Africains réduits en esclavage (AFRES). Bien que ne faisant pas l’unanimité, le sigle a le mérite d’exister et de proposer une alternative à la désignation en termes d’esclaves qui les dévalorise singulièrement…
Le projet d’utiliser le sigle AFRES (Africains Réduits en Esclavage) en lieu et place du mot esclaves se base sur le principe qu’il faut refuser le terme d’esclaves systématiquement utilisé pour désigner les Africains. Cette initiative marque une évolution fondamentale dans la posture intellectuelle des Afro-descendants (d’autres diront des « Africains de Guadeloupe », de Martinique », etc.), soucieux de faire adopter une dénomination plus respectueuse des qualités humaines de leurs ancêtres, et déterminés à entreprendre toute action matérielle et symbolique qui entérinera un rapport nouveau à leur groupe humain et à la désignation de ce dernier par un terme conforme à la réalité historique qui fut la leur. « (A) mesure qu’il acquiert une nouvelle représentation de lui-même et de son destin », écrit Everett C. Hughes, le groupe impose à la société des exigences éthiques dont l’enjeu est le rétablissement de leur humanité spoliée par la cohorte des prédateurs qui inventent journellement des stratégies de détournement de l’attention qui servent la nature inqualifiable de leurs comportements envers les peuples spoliés…
L’identité est donc bien un enjeu important de luttes sociales, car tous les groupes n’ont pas le pouvoir de nommer ou de se nommer ; pas plus qu’ils n’ont le pouvoir d’imposer leur propre définition d’eux-mêmes ou des autres. Ce pouvoir dépend de la position qu’ils occupent dans le système de relations qui lie entre eux des groupes sociaux.
Il est donc fondamental de se mobiliser pour reconquérir le pouvoir de se nommer, de désigner son statut et celui de ses ancêtres en l’occurrence, pour échapper au diktat de la société dominante, qui n’entend ni ne comprend jamais que les rapports de force…
Juliette Sméralda Sociologue