— Par Yves-Léopold Monthieux —
La presse martiniquaise a salué la mort du professeur d’origine belge, Lilyan Kesteloot, l’une des meilleures analystes de l’œuvre de Césaire. Cette circonstance me conduit à proposer, en vue de sa re-publication, la chronique que les travaux de cette universitaire ainsi que ceux de David Alliot m’avaient inspirée, en 2013, année où Aimé Césaire aurait eu 100 ans. Pour qui veut comprendre l’œuvre du nègre fondamental, la lecture des analyses de ces 2 spécialistes paraît indispensable.
Pourquoi nous ne connaissons pas Césaire ?
Antilla vient de publier des documents jusqu’alors inconnus en Martinique. L’hebdo est allé chercher à l’étranger, où l’on dit que Césaire est mieux connu que chez lui, deux des meilleurs spécialistes du poète et de l’homme politique : David Alliot, écrivain, et Lilyan Kesteloot, universitaire et chercheur. On le voit, les meilleurs spécialistes du poète martiniquais ne sont pas des Martiniquais. Ainsi, j’avais été frappé de constater, lors des obsèques de Césaire, que la conduite de la partie culturelle de la cérémonie fût confiée à des intellectuels de Guadeloupe, un pays que le défunt a peu connu. A nous les césairolâtres, pour les césairologues il faut aller voir ailleurs.
Césaire a-t-il été un communiste de circonstance ou de conviction ?
Par la seule confrontation de ses écrits, ceux qui ont été publiés et ceux qui ont été ignorés, on découvre que le président-fondateur du Parti progressiste martiniquais n’avait pas été, pendant 20 ans, un communiste de circonstance. Il n’avait pas rejoint le parti de Staline seulement après son élection comme maire de Fort-de-France, en 1945. Césaire a toujours été épris des idées communistes, sentiment qu’il avait officialisé en adhérant dès 1935 à la « Cellule de l’Ecole normale » et qu’il avait ensuite chanté dans ses poèmes. Selon David Alliot, en quittant le Parti communiste français Césaire n’avait pas eu l’intention d’abandonner le communisme, mais de « promouvoir un communisme proche des aspirations du peuple qui ne fut plus un communisme d’appareils … ». Cette assertion qui a des airs d’autonomie se rapproche du propos d’un historien martiniquais affirmant mezza voce que Césaire n’avait pas démissionné de la fédération martiniquaise du parti communiste mais qu’il en avait été écarté, de fait, par retour de sa dernière cotisation. « Un communisme à visage humain », c’est ce que disait déjà Césaire en 1956. Faut-il rappeler que le Parti progressiste martiniquais a été fondé deux ans après qu’il a quitté le PCF, comme s’il espérait encore un possible retour auprès de ses amis communistes ? On peut s’interroger sur le silence de Césaire et de ses amis sur ce qui était plus qu’un simple penchant du « nègre fondamental ». Est-ce par souci d’identifier le PPM comme un parti majeur et non comme une excroissance du PCM ?
La foi nègre de Césaire en ses diverses expressions
Les documents publiés par Antilla permettent également d’avoir une nouvelle lecture de la foi nègre de Césaire. Cette foi a été déclinée à travers diverses expressions du Nègre fondamental, formule signifiante par sa radicalité. « Nègre » plutôt que « Noir », Césaire privilégiait jusqu’à l’obsession celui des deux mots le plus frappé de connotation péjorative. Dans le journal « l’Etudiant noir » qu’il dirigeait et qui avait remplacé « l’Etudiant martiniquais », titre trop restrictif ou peut-être trop mulâtre – l’étudiant détestait la mulâtraille foyalaise qu’il avait quittée -, Césaire alimentait la rubrique « Nègreries » après qu’il fut dissuadé par ses amis de modifier le nom du journal. Il avait souhaité en effet que celui-ci se nommât « l’Etudiant nègre ». Césaire y écrivit une condamnation de l’assimilation qui laisse sans voix lorsqu’on sait l’ardeur qu’il déploya, onze ans plus tard, pour obtenir la départementalisation. Dans son rapport à l’assemblée nationale, il prononça plus de 20 fois le mot « assimilation ». Illustration de la distance entre le Verbe et l’Action. Reste que la Négritude a fait l’objet de diverses définitions, celle de Senghor n’étant pas celle de Césaire, aucune d’elles n’étant d’ailleurs incontestable.
« Nègre je suis, nègre je resterai » a dit Césaire, comme en guise d’épilogue de son voyage sur terre. Abondamment répétée, cette phrase a été reprise dans un ouvrage dithyrambique écrit par Françoise Vergès. Mais cet acte de foi n’emporte pas la conviction de Lilyan Kesteloot qui y voit l’expression, contre l’évidence, d’un refus du métissage martiniquais. « Si physiquement, dit-elle, il (Césaire) était en effet foncé comme un congolais, ses deux sœurs et son frère Georges étaient très clairs, incontestablement mulâtres … Comme la mère de Césaire était, elle, noir charbon, j’en déduis que son père était l’élément clair du couple… ». Cette opinion rappelle celle d’indo-martiniquais (qu’on me pardonne le terme, certains préférent « koulis ») qui reprochent au poète, dont le phénotype lui donnerait un air de famille, d’avoir totalement ignoré la part indienne de son ascendance. Si, au lieu de Senghor Césaire avait rencontré un Indien d’égal talent que l’écrivain sénégalais, me disait l’un d’eux, il n’aurait certainement pas développé l’idée de la Négritude mais peut-être celle de la Koulitude, pour reprendre le mot de cet interlocuteur.
Réciter Césaire n’est pas connaître Césaire
Le destin d’un écrivain est-il d’être compris seulement par l’étranger ? Le destin d’un homme politique est-il d’être incompris chez lui par le plus grand nombre ? Pourquoi les Martiniquais ne connaissent pas Césaire ? Il ne s’agit pas de cette connaissance parfaitement vécue et matérialisée qu’ont les foyalais de leur ancien maire et qui a valu à ce dernier d’être transporté en père de Foyal vers sa dernière demeure. Par ailleurs, on se rallie assez volontiers à l’idée que la lecture de Césaire est difficile. Tout cela se résume peut-être au fait que nous refusons de l’étudier. Nous ne faisons que le réciter. C’est fou de voir combien les citations de Césaire fleurissent les lèvres de ceux qui ne l’ont jamais lu. On peut imaginer, pendant les embouteillages, des automobilistes griffonnant les citations figurant au bas des portraits du poète(*) défunt pour meubler leurs conversations. Mais tout cela conduit davantage à l’adulation qu’à la connaissance, plus à l’émotion qu’à la raison. A l’idolâtrie.
La Créolité est-elle la fille naturelle de la Négritude ?
C’est ainsi que nous refusons de faire l’analyse comparée de la Créolité, du Métissage et de la Négritude. Or ces deux sources de la littérature martiniquaise se heurtent de plein fouet. Elles auraient dû provoquer de féconds débats d’idées. Mais la démarche est taboue dans un pays où l’on célèbre volontiers et où l’on commémore jusqu’à plus soif, alors que s’y cultive l’inexpérience de la confrontation d’idées. Qui, en effet, en Martinique fait, si ce n’est sur le ton de la louange, la critique des écrivains martiniquais et de leurs oeuvres ? Il est interdit de comparer Fanon et Césaire, deux hommes et deux œuvres pourtant différents à plus d’un titre, Césaire et Glissant qui développent des concepts opposés. Il est de bon ton de considérer la Créolité comme la fille de son contraire, la Négritude, tandis que les pères de la Créolité seraient réputés être les fils légitimes de Césaire derrière lequel ils devraient s’aligner. Toute au dithyrambe du poète, la gente intellectuelle s’oblige à trouver une concordance surréaliste entre le métissage et le refus du métissage.
Yves-Léopold Monthieux, le 10 mars 2013
(*) A l’occasion du 100ème anniversaire de sa naissance, les photographies de Césaire avaient été disposés en plusieurs points du département.