— Par Roland Sabra —
Il est des talents cachés, des passions tues. Celle pour l’art lyrique en outremer en est une. Qui en doute encore n’était pas au théâtre A. Césaire le 16 juillet 2014 pour assister au triomphe de « L’île de Merlin ou le monde renversé ». Cela faisait des décennies que cette salle n’avait pas croulé si longtemps sous des applaudissements aussi nourris. Le bonheur se lisait sur les visages ravis des spectateurs. Et c’était largement mérité. On connait l’argument⋅ Deux naufragés, Pierrot et Scapin, arrivent sur une île qui est le reflet inversé du monde parisien dont ils sont issus⋅ Les hommes et les femmes sont d’une fidélité à toute épreuve, la misère est éradiquée, les avocats font preuve de probité, ils prennent à leur charge les frais liés aux procès , les médecins guérissent les malades, les marchands ignorent la cupidité. Des mets appétissants, servis par des mains invisibles, donnent à nos deux compères un premier aperçu de ce monde enchanté. Ils font la connaissance de divers personnages : d’abord les nymphes, Argentine et Diamantine, nièces de Merlin, dont ils s’éprennent, puis survient un élégant chevalier spirituel et philosophe, le procureur de la Candeur, la doctoresse Hippocratine, le chevalier de Catonville, et enfin … Hanif et Zerbin, soupirants d’Argentine et Diamantine avec lesquels ils vont entrer en conflit. Mais l’île ignorant la violence le différend sera réglé par un notaire qui organise un jeu de dés que Sacapin et Pierrot perdent. Ils seront tirés d’affaire par Merlin.
L’opéra, constitué de vingt-quatre morceaux chantés dans douze scènes burlesques réunies dans un seul acte a été représenté pour la première fois à Schönbrunn ( Autriche) en 1758 à l’occasion de la cérémonie précédant la fête de l’empereur François Ier. A une trentaine d’années de la Révolution française, en plein siècle des Lumières, l’opéra de Gluck apparaît comme une analyse sur un mode parodique et même satirique d’un monde en déclin et voué à disparaitre. Le comique de situation prend allègrement le pas sur la logique narrative et déborde même sur le comportement des personnages. Les multiples formes musicales convoquées le sont à la mesure des types de personnages assignés sur scène. C’est ainsi que coexistent des personnages mythiques, comme Merlin et les nymphes, des personnages réalistes, comme le médecin et le philosophe, des personnages de la Commedia dell’arte à l’exemple de Pierrot et Scapin. Nous passons donc allègrement des timbres du Vaudeville jusqu’aux numéros de petits ensembles en passant par la traditionnelle Aria Da Capo sans oublier les mouvements purement instrumentaux dans la sinfonia d’introduction.
La pièce entre satire sociale et vaudeville, entre fable onirique et conte philosophique est joyeuse dans une succession d’airs au rythme soutenu, véloces, gais et enlevés, et parsemée de dialogues comiques. Le livret original de Louis Andeaume s’il date de 1752 a été remanié par le metteur en scène Benoit Richter, comme en témoigne une allusion à l’île qui serait un paradis fiscal ! L’orchestre dirigé par Olivier Holt est toujours à l’unisson avec chanteuses et chanteurs aux cursus professionnels très étoffés. Faut-il en distinguer? Ce serait injuste, tant il a semblé qu’ils faisaient corps pour une œuvre commune. Les deux changements dans la distribution (Argentine et Hippocrantine) depuis la création n’ont en rien perturbé l’homogénéité du groupe. Quel plaisir d’avoir sur scène une troupe largement métissée à la mode antillaise nous faire découvrir, ou redécouvrir pour les plus avertis, mais pour notre bonheur à tous le chevalier Gluck et sa passion pour les opéras comiques. Une très belle soirée qui rappelle utilement que l’on peut être antillais et aimer autre chose que le Chouval bwa, le Gwoka ancien ou moderne, le Bèlè, la Biguine, le Kadans, le Zouk, le Kompa le Ragga ou Dancehall, toutes, formes musicales estimables certes, mais auxquelles nous ne sommes pas tenus de nous limiter. Que les programmateurs se le disent!
Fort-de-France, le 16/07/2014
R.S.
« L’île de Merlin ou le monde renversé » de Christoph Willibald Gluck
Opéra comique en un acte sur des textes français
Direction musicale : Olivier Holt
Livret : Louis Anseaume et Benoît Richter
Pianiste : Benjamin Laurent
Quatuor à cordes : Orchestre lyrique français
Mise en scène et lumières : Benoît Richter
Costumes : Pascale Lavandier
Hanif, Merlin, M. de la Candeur, : Tarik Bousselma
Argentine, nièce de Merlin : Déborah Ménédia Attal
Diamantine, nièce de Merlin : Marie-Claude Bottius
Pierrot : Josselin Michalon
Scapin : Jean-Luc Faraux
Le philosophe : Joël O’Cangha
M. de la Candeur, procureur : Tarik Bousselma
Hippocratine : Betty Famibelle
Le chevalier de Catonville, petit-maître, philosophe : Joël O’Cangha
Zerbin : Patrice Sow