— Par Michèle Bigot —
En forme de préambule, le fronton de la scène affiche ce superbe avertissement: « Ceci est la reconstitution très réelle d’événements absolument fictifs, décrivant les trajectoires de personnages absolument fictifs, par la médiation d’acteur.rices bien réel.les qui ont accepté, à partir d’éléments absolument fictifs, de restituer dans le réel les vérités absolument fictives de chacun.unes d’entre elleeux. »
Pour alambiquée qu’elle paraisse cette maxime est la définition la plus rigoureuse de la représentation théâtrale. Nous voilà avertis. Tout le jeu va reposer sur la dialectique entre fiction et réel. S’il est vrai que la fiction est une modalité du réel, le vrai est souvent plus du côté de celle-là que de celui-ci.
Ce jeu acrobatique de la représentation prend ici la forme d’un thriller en trois parties: il s’agit donc d’une enquête, c’est-à-dire d’une recherche et d’une reconstitution problématique. Tout tourne autour d’un crime : un homme a tué une femme. Le contraire nous aurait étonnés. Ni le criminel ni la victime ne seront présents du scène: la victime pour des raisons évidentes, puisque son crime l’efface de l’espace et le criminel parce qu’on ignore qui il est . Tout ce qu’on a c’est un « usual suspect »: un jeune homme noir, lui-même victime d’un père violent et qui sera à son tour victime de brutalité policière. Le thriller est agencé comme un puzzle: l’action se déroule en parallèle sur quatre scènes: dans les loges des comédiens qui répètent la représentation théâtrale du drame tiré de ce fait divers, les coulisses d’un plateau télé, l’ateiler du restaurateur de tableaux, le commissariat).
Surgissant peu à peu de cette structure labyrinthique, à force de recosntitutions et de récits enchevêtrés une vérité se fait jour: tous les acteur.rices sont victimes du virilisme, que J.B. Ammann définit de la façon suivante:
» D’une part, un virilisme de conquête généré par la loi de la jungle où prévaut la raison du plus fort. C’est le système colonial, le patriarcat, c’est la finance […] De l’autre, il y a un virilisme de défense qui s’arme dans le présupposé d’une lutte à mort et dont le destin est de masquer toute vulnérabilité au prétexte qu’elle contiendrait un risque trop élévé d’anéantissement. »
Les pères respectifs de la victime et du supposé coupable représentent chacun une forme de ces masculinités toxiques. Les autres personnages actent d’autres formes de conflictualité: tous et toutes sont engagé.es dans des dogmatismes qui nourrissent les affontements et les incompréhensions. Cet éventail illuste une dramaturgie de l’irrésolu, car en fin de compte on ne saura jamais qui est vraiment le coupable ni à quel degré chacun est aussi victime.
La reconstitution et la représentation ont pour rôle de démonter les mécanismes, de changer les perspectives en multipliant les points de vue. Ce n’est pas un hasard si le thème de la peinture est si présent dans la pièce: Il se prolonge par une thématique de la fenêtre et du mur. Les allusions à Pierre Soulages, pour qui la peinture est un mur trouvent un écho dans la scénographie, laquelle donne à voir l’envers du décor, les loges du théâtre, les coulisses du studio télé, la cave d’un commissariat, l’atelier du restaurateur: autant d’espaces à l’abri du regard ordinaire.. On trouve ainsi un grand mur figurant l’arrière d’un théâtre, avec des fenêtres, des parois et des rideaux qui dévoilent ou voilent les perspectives, permettant de multiplier les lieux scéniques. Entre transparence et opacité, l’envers du décor se transforme parfois en lieu principal de l’action. On glisse d’un lieu à l’autre et d’une action à l’autre jusqu’à temps que les ressorts du drame finissent par émerger.
Cette proposition théâtrale, soutenue par des comédiens exceptionnels n’est pas dépourvue d’accents brechtiens; mais elle se nourrit également de l’histoire du cinéma à qui elle emprunte les lois structurelles du thriller. Une grande réussite.
Michèle Bigot
Lieux Communs
Texte et mise en scène Baptiste Amann
Avec Océane Caïraty, Alexandra Castellon, Charlotte Issaly, Sidney Ali Mehelleb, Caroline Menon-Bertheux, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Pascal Sangla
Scénographie et lumière Florent Jacob
Son Léon Blomme
Costumes Estelle Couturier-Chatellain, Marine Peyraud
Collaboration artistique Amélie Énon
Assistanat à la mise en scène Balthazar Monge, Max Unbekandt
Traduction pour le surtitrage Elizabeth Hewes (anglais)
Construction des décors Ateliers de la Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national
Régie générale Philippe Couturier
Régie plateau François Duguest
Régie lumière Clarisse Bernez-Cambot Labarta
Régie son Léon Blomme
Création festival d’Avignon 2024
L’Autre scène du grand Avignon
4>10.07 2024
« Lieux communs »
Baptiste Ammann
Création festival d’Avignon 2024
L’Autre scène du grand Avignon
4>10.07 2024
Photo Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon