— Pr Serge Romana —
Il y a un an, le variant Delta semait la désolation en Guadeloupe et en Martinique. Les médecins antillais ne sont pas arrivés à convaincre leurs compatriotes de se faire massivement vacciner contre la Covid-19. Fait quasi unique au monde, les fake news et l’empirisme ont triomphé de la science en Guadeloupe et en Martinique. Alors qu’il est aujourd’hui admis que la vaccination anti- Covid a permis d’éviter près de 20 millions de décès dans 185 pays, son taux aux Antilles reste toujours très bas avec une mortalité, lors de cette 7e vague, très au-dessus des moyennes nationales. Souvent désabusés, fatigués, mes confrères continuent à soigner du mieux qu’ils le peuvent ; certains s’en vont !
Début janvier 2021, les Antilles sont parmi les premiers départements français à disposer d’un nombre de vaccins de BioNtech suffisant pour toute la population. Il s’agit, compte tenu de l’éloignement avec l’Hexagone, de vacciner le maximum de personnes pour éviter les catastrophes que le grand-est français, tout comme Milan ou New York, avaient vécues en 2020 lors de la première vague Covid-19 (il n’y avait pas encore de vaccin). Mais la campagne de vaccination imaginée et dirigée par les ARS est un désastre. Elle est submergée par une intense propagande antivax. Les centres de vaccination ferment les uns après les autres et les lots de vaccins finissent par être périmés. Ils ne le savent pas encore, mais les Antillais vont être les victimes d’une offensive mondiale déclenchée par l’extrême droite américaine et relayée de façon opportuniste par des forces » anticolonialistes « . Il en résultera des milliers de morts !
Sous l’influence des QAnon !
En effet, dès le début de la pandémie, les QAnon (Q), les fantassins numériques des » suprémacistes blancs » américains, déclenchent l’une des plus importantes campagnes d’intoxication mondiale jamais orchestrée. Leur objectif est de se saisir de la pandémie pour déstabiliser les démocraties occidentales en discréditant leurs politiques publiques sanitaires. Pour se faire, ils déversent sur les réseaux sociaux des milliers de vidéos pseudoscientifiques qui influencent des centaines de millions d’individus. Dans l’Hexagone, les Q sont relayés par quelques rares médecins ou scientifiques en mal de publicité, non spécialistes du SARS-Cov-2 et par des partis d’extrême droite. Ils seront combattus et terrassés non seulement par le gouvernement, le corps médical et les scientifiques, mais aussi par les partis politiques sauf ceux d’extrême droite.
Aux Antilles, cela ne fut pas le cas, hélas ! En Guadeloupe et en Martinique, les Q trouvent un terrain favorable. C’est d’une part l’existence d’un rejet massif des autorités nationales du fait de la » multicrise » : crises du pouvoir d’achat, du chlordécone, de l’eau, du chômage, de la drogue, des sargasses, du politique, du sens et de perspectives. Dans un contexte de quête identitaire aiguë, tout ce qui est préconisé par l’Hexagone est suspect, voire rejeté, par principe ! C’est ensuite l’existence d’une défiance vis-à-vis de » l’hôpital « , de ses dysfonctionnements chroniques (aigus en Guadeloupe suite à l’incendie du CHU le 28 novembre 2017) dont témoigne le nombre important de » voyages sanitaires » entre les Antilles et l’Hexagone. C’est enfin la présence d’organisations syndicales indépendantistes qui utilisent la » multicrise » pour développer leur propagande. La crise Covid va être pour eux une aubaine.
Les syndicats indépendantistes antillais, tout particulièrement l’UGTG et l’UGTM s’emparent des éléments de propagande des Q. De façon ahurissante, les dirigeants syndicaux se transforment en grands scientifiques et en autorités sanitaires antillaises formés à l’université des Q. Ils préconisent des traitements, » ordonnent » par exemple au gouvernement de livrer de l’hydroxychloroquine et déclenchent une campagne anti-vaccin violente. Avec succès, ils influencent la population ainsi qu’un grand nombre de médias. Premières forces d’influence aux Antilles, ils contraignent une écrasante majorité des femmes et hommes politiques à une prudence extrême dans l’expression de leur position vis-à-vis de la vaccination à l’inverse de leurs collègues de l’Hexagone et des pays de la Caraïbe.
L’hécatombe du Delta
Les conséquences de ce grand aveuglement arrivent au début du mois de juillet 2021 avec un variant nommé Delta ! Né en Inde, il ravage la planète. Son arrivée en France (et dans de nombreux pays) engendre le » pass sanitaire » qui permet, dans l’Hexagone, une augmentation significative du pourcentage de personnes vaccinées et par conséquent la maîtrise de la vague Delta. Aux Antilles, le déni persiste et s’amplifie. On défie le virus et en fin juillet, on assiste à de grands défilés carnavalesques » anti-vaccin de État français « . La résistance à l’injonction vaccinale devient un droit naturel. On convoque les mânes de Delgrès.
Évidemment, le tsunami Delta s’abattit sur la Guadeloupe et la Martinique et plongea des centaines de familles dans la désolation et les soignants dans le désespoir. La Guadeloupe et la Martinique furent le lieu où des fils se suicidèrent pour avoir contaminé leurs parents décédés. Elles furent les territoires où les soignants durent combattre la Covid-19 dans des hôpitaux dont 50 % des lits étaient occupés par des patients qui suffoquaient. Dans les CHU de la Guadeloupe et de la Martinique, les morgues saturées débordaient de corps mis dans des sacs en plastique. Quant aux réanimateurs ils furent contraints de choisir les patients qui devaient être admis en réanimation et ce, malgré le triplement des lits. Jour et nuit, les soignants furent à leurs tâches.
Le bilan fut dramatique : entre le 1er juillet 2021 et le 30 septembre 2021, le Delta fit 175 décès pour 100 000 habitants en Martinique, 135/100000 en Guadeloupe contre 11/100000 en France hexagonale et moins de 20/100000 à La Réunion (et ce ne sont que des chiffres de mortalité hospitalière). Analysant la catastrophe, le groupement EPI-PHARE et le collectif Covid Urgence Outremer démontrèrent en décembre 2022 que 95 % à 98 % des décès et 91 % des hospitalisations auraient pu être évités si la population avait été vaccinée.
Covid Urgences Outremer
Le 13 août 2021, horrifiés par l’emprise mortifère des antivax, des médecins créèrent le collectif Covid Urgence Outremer. Leur déclaration fut signée par 850 professionnels des Antilles, de La Réunion et de la Guyane. Ils organisèrent plus de 50 webinaires multipublics (joueurs de football, élus, lycéens, personnels, soignants…). Ils mirent en place une campagne d’explication (plus de 50 clips) sur les réseaux sociaux et firent de nombreuses interventions radiotélévisées. Leur objectif fut d’expliquer le consensus international sur la Covid-19. Magnifique et courageuse initiative d’un corps médical antillais uni et soucieux de convaincre les populations de se protéger par la seule solution inventée par l’Homme et utilisée depuis des siècles pour contrôler, maîtriser les pandémies : la vaccination. Mais le mal était fait !
Après l’hécatombe de la 4e vague, après toute la campagne du collectif, on eut l’espoir d’une augmentation significative du nombre de vaccinés. Mais ce fut un espoir » malpapay « .
Devant le désastre provoqué par le Delta, il était impossible aux forces syndicales et autres leaders d’opinion antivax, d’admettre leur immense responsabilité. Alors, avec un culot à nul autre pareil (fon é toupé), ils accusèrent les médecins d’être des assassins, des criminels qui, selon eux, refusèrent de traiter les patients avec de l’ivermectine ou autre hydroxychloroquine, molécules unanimement reconnues comme inutiles voir dangereuses pour traiter la Covid-19. Ils construisirent un récit selon lequel les directeurs des deux CHU et les médecins étaient les représentants d’un » pouvoir colonial voulant assassiner le peuple « . Puis, ils passèrent à l’action et attaquèrent verbalement et physiquement mes collègues et les directeurs des hôpitaux. Honte à eux !
Il faut être honnête et avoir le courage de dire que nous, médecins et scientifiques, avons perdu aux Antilles, une bataille. Nous n’avons pas réussi à convaincre nos concitoyens que le vaccin était la solution à cette épidémie. Nous devrons en comprendre les raisons et nous avons certainement à nous remettre en question. J’ai personnellement eu la faiblesse de croire qu’énoncer le résultat des travaux scientifiques aurait facilement balayé les fake news. Je me suis trompé. On ne gagne une telle bataille qu’avec la confiance entre une population et ceux qui la soignent. Et manifestement, cette épidémie a largement montré que la confiance n’était pas au rendez-vous et qu’il faudra travailler dur pour la reconstruire.
Mais je voudrais aujourd’hui, un an après la catastrophe du Delta, exprimer ma profonde admiration et mon immense respect pour mes collègues de la Guadeloupe et de la Martinique. Dans l’enfer de la Covid-19, ils ont tenu et tiennent encore. Ils ont défendu et défendent notre profession. Avec courage, contre vents et marées, ils ont expliqué le consensus scientifique international. Je considère qu’ils sont l’honneur des Antilles. En ces temps où l’on cherche des modèles, les soignants antillais au premier rang desquels on trouve des médecins, sont des exemples qui devraient être mis en exergue si on veut réellement placer la valeur travail au centre du mouvement émancipateur de la Guadeloupe et de la Martinique.
Mais qui le veut réellement ?
Pr Serge Romana (MD, PhD)
Chef du service de Médecine Génomique des Maladies Rares – APHP.CUP
Hôpital Necker Enfants Malades
149, rue de Sèvres, 75015, Paris