« L’Homme qui voulait peindre des fresques » de Michel Herland

— Par Dana Shishmanian (1) —

Faire « préfacer » son recueil de poèmes (2) (qui n’est en l’occurrence pas tout à fait le premier car Michel Herland a vu publier en 2020 Tropiques suivi de Miserere, livre de poèmes choisis et traduits en roumain par Sonia Elvireanu, paru en édition bilingue en Roumanie – voir notre chronique là-dessus dans le numéro 176, mars-avril, 2023 de Francopolis), par un « manifeste poétique » (même si « petit »), peut paraître, et certainement est, dans la plupart des cas, un pari extrêmement risqué. Celui, notamment, de faire lire votre poésie par le prisme de votre conception de la poésie – en faussant ainsi, délibérément (ou peut-être seulement involontairement, par la naïve croyance en la cohérence de votre esprit) la réception génuine et spontanée de votre écriture dans l’esprit du lecteur. Pour ne plus parler de la prétention qu’un « manifeste » peut s’arroger, celle de frayer des voies, et particulièrement celles supposées empruntées par vous-même en tant qu’auteur ! Autrement dit, vous vous donnez en exemple… tout en vous enfermant dans un modèle procustien assumé de plein gré, pour vous couper les ailes !…

Et pourtant, rien de tel avec le « petit manifeste poétique » de Michel Herland. Esprit critique et fin esthète, le poète nous livre non pas tellement un art poétique dans sa préface, mais un discours méta-textuel, glosant gracieusement autant sur des idées reçues que sur des idiosyncrasies communes chez les lecteurs, plutôt que chez les auteurs eux-mêmes – autour, bien entendu, de l’éternelle question de « qu’est-ce que la poésie » (voir à ce sujet, également, ses réflexions à la rubrique Gueule de mots de Francopolis (n° 178, septembre-octobre 2023). Ce qui n’a pas forcément d’incidence sur la manière dont est perçue du lecteur sa propre poésie… car l’auteur du manifeste garde vis-à-vis de son livre le détachement, voire le doute nourricier dans lequel on reconnaît ce trait sublime de l’esprit que les romantiques appelaient ironie, à savoir, « la forme du paradoxe », d’après Schlegel.

Voilà pourquoi, avant même de le lire, nous savons que cet auteur n’est pas dupe du critique qu’il est également, et vice-versa ! Et nous partageons du coup, pleinement, sa manière de pivoter avec pertinence et justesse sur la pointe ambivalente de la danseuse Poésie : « Cependant, si le besoin de s’épancher est le primum movens de l’acte poétique, il est remplacé assez vite par le plaisir d’agencer les mots, le cas échéant de trouver des rimes, bref toute la cuisine de l’écriture qui aide le poète à s’oublier. Sans compter qu’il n’y a guère de bons poèmes sans un zeste d’ironie» (n.s.)

Ainsi le poète qui authentiquement s’exprime, s’oublie lui-même en tant que sujet de ladite expression… pour que celle-ci devienne littérature. L’ironie est là justement. Le poète peut donc se voir aussi comme « l’homme qui voulait peindre des fresques »… ou « qui avait peut-être peint des fresques » (c’est le titre d’un des poèmes du volume quasi-éponyme) – car « je » est un autre.

Dans cet espace de liberté – l’autre face de l’ironie romantique comme forme du paradoxe – se présentent alors toutes les misères et les beautés du monde, comme toutes les béatitudes ou les souffrances du corps et de l’esprit : le poète n’a pas de « thématiques » attitrées… car le poète est l’homme, et… nihil humanum !… Aussi n’a-t-il pas d’« esthétique » univoque ou exclusive à faire valoir, car il en est riche de toutes… Le charme du volume vient justement de cet apparent bric-à-brac déconcertant pour d’aucuns, tant pour ce qui est du « contenu » que de la « forme » des poèmes, mais qui révèle en fait l’authentique de l’entreprise, en amplitude comme en profondeur, ainsi que le plaisir à façonner des vers, que ce soit en « glissement du vers classique au vers libre » ou résolument « sur le mode ancien ».

Mais ce qui saisit plus insidieusement le lecteur à l’oreille attentive est que le poète semble se glisser dans la peau du poème tel un étranger, tout en montrant ainsi son habileté toute singulière à le porter, à le dire, voire à le faire admirer. Suprême ironie, encore ! 

Ainsi Le chant du crapaud-buffle (p. 21) – déjà une métaphore (auto-)persifleuse – qui érotise « la femme d’ébène » par quelques rythmes et rimes aussi savants que surprenants (toujours l’esprit « trobar », dont l’auteur est un grand amateur sinon un spécialiste : voir sa série d’articles dédiés aux troubadours à la rubrique Une vie, un poète de Francopolis), donnant l’impression d’une parfaite imitation sinon d’un exercice de style mené de main de maître.

Ainsi aussi le « soleil noir » dans lequel tout d’un coup « se noie » tout un poème « descriptif » telle la toile d’un Claude Lorrain aux tropiques (p. 24) :

Le visiteur qui passe se promène et se perd
Dans des rêves simples mystérieux et sauvages
Debout sur la jetée et tourné vers le large
Il se noie
        lentement
                     dans un grand
                                      soleil noir

Ainsi le raffiné poème Joyeux néant, triste mangrove (p. 25) qui est une merveille de l’art – finissant sur une pirouette (auto)ironique, lui aussi :

Lagune d’écrasé soleil
Frémissement triste mangrove
Quiétude abruti sommeil
Trois caïmans lunette torve

Allamandas le lent balan
Arithmétique fantastique
De la mer turque son élan
Éclaboussée d’un trait mystique

Épanouit déesse aux pieds nus
Noire beauté qui tant me gouste
Ondine d’où ne sait venue
Couinent manicous et mangoustes

Jouissant d’un rayon malséant
Impure et brune Brunehilde
Tourbillonnant joyeux néant
Vers mon naufrage ô ma sylphide

Ainsi également le Florilège (p. 27) fait de paysages picturaux (des noms de maîtres y sont même évoqués) qui s’achève lui aussi dans une « chute » évoquant la « moralité » d’une fable – et rendant encore plus poreuses les parois entre « genres » poétiques :

La Camarde est sortie d’un tapis d’immortelles
Fière de sa beauté la nature est cruelle
Amis méfiez-vous de ses charmes rustiques
Craignez
        l’enlisement
                 sous les tristes tropiques

Et je devrais citer aussi les déjantés Berkeley Memories, Itali-ques, Nouméa culpa (dont le titre est emprunté à Jean-Claude Bourdais), Sydney, et Le Petit Rocher (Casablanca), qui jouent des tours aux Autres ailleurs – supposés et/ou vécus – ou enfin le bijou qu’est, dans ce même cycle, le poème Au long des azalées, sorte de lai lyrique adressé à son âme en guise de bien-aimée… (p. 58).

Et puis on a la « descente aux enfers » du troisième cycle du livre, Amères destinées, panorama des misères de notre monde : MigrationsNéolib’, Le cac 40 caracoleGuerre et pandémieLa complainte de la clocheCrash test. Pour ne donner qu’un exemple d’une lecture frugale mais riche en surprises, je citerai La fureur est tombée sur la ville écarlate (p.), qui a un secret parfum villonesque de naturalisme médiéval, à la « danse des morts », tout en jouant sur la corde du sarcasme moderne évoquant le dandysme cynique et blasé du désespoir :

Un roi sans joie besogne la chambrière de la reine
Un cul-de-jatte hagard est posé contre un mur
Les aveugles en passant le piquent de leur canne
Des bourgeoises esseulées pleurent les jours d’antan
Leurs maris repus de trop de chère bedonnent au fumoir
De jeunes loups naïfs aiguisent leurs couteaux
Sans savoir qu’ils seront les premiers transpercés
Les tendres demoiselles découvrent l’art du stupre
Elles veulent les mâles mûrs affamés et brutaux
Pour cultiver l’obscène entre gens de bon goût
Ailleurs dans les fabriques un vain peuple s’agite
Gens de peu pauvres et puants
Qui triment pour le pain le vin et le taudis
Où s’entasse une marmaille infâme
Tristes odeurs de bouffe de merde et de pisse
Avec des cris parfois ou des vagissements
Une vieille à l’article gémit sur son grabat
Peut-être qu’elle entend les râles du coït
Elle qui aimait tant jadis foutre avec fougue
En bas dans la rue deux ivrognes s’embrassent
Ils mélangent leurs langues sans s’embarrasser
des relents du pinard
La piquette des dieux
Le nectar des vieux cons
Partout dans la ville la vermine grouille
On est tous frères en Jésus-Christ, pas vrai
Sauf que lui a laissé sa vie dans un film gore
Alors que nous mourrons dans un chenil crasseux
Parce que nous sommes bien des chiens
N’est-ce pas
darling

Le Sonnet sur le mode ancien qui clôt ce cycle (p. 84) prouve que celui-ci se conjugue bien avec le dernier, intitulé Misères, où des patrons « classiques » (tel le sonnet, ou le poème monorime) fixent des images fuyantes, morbides et délétères, comme dans DépressionFièvreL’effroiSonnet pour des amours défuntesEros et thanatosSonnet rim-antDésespoir du soirDona eis requiem, Jouissez pauvres humainsEt je vous dis adieu.

Enfin je devrais rendre honneur aussi à l’avant-dernier cycle du livre, Fantaisies, qui regroupe des poèmes de libre inspiration composés en usant de toutes les astuces ludiques voire humoristiques de la poésie « ancienne », si riche en trouvailles sémantiques, prosodiques et lexicales – comme dans Le coquillard cornuHistorietteSur son rêve étendu le lacFin’amorDéréliction (où l’on perçoit un envoûtement nervalien), Fantaisie éthylique et pentasyllabique (qui évoque les noms des poètes-phares dont Villon), Coronavirus, ou enfin Galimatias mais aussi en recourant par endroits au style « prosaïque » d’une certaine poésie post-moderne en particulier américaine (the beat generation) – comme dans Motomatique (p. 90) :

La moto est mécanique l’écriture est automatique le sexe est anatomique
La bombe est atomique l’orgasme est une bombe qui pète dans le désert de ma vie
La mort est une bombe qui fait exploser ma solitude

Je remarquais, dans ma chronique à Tropiques suivi de Miserere (le volume bilingue paru en Roumanie en 2020), « une vocation à brouiller en quelque sorte les pistes, en jouant avec les mots, dont des lexèmes rares voire des archaïsmes [et des régionalismes], avec la syntaxe, lacunaire et par endroits complètement cassée, et avec les formes de versification, jusqu’à un certain hermétisme touché d’un surréalisme génuine, ce qui n’est pas sans évoquer un air parnassien et donne des effets d’un baroquisme post-moderne, si la formule n’est pas trop osée. » Mais à la relecture, il y a aussi – et le paradoxe n’est là que pour conforter la nature « ironique » de cette œuvre – une urgence de dire, de créer, de « jouer de la lyre avant de mourir », qui nous ramène, encore et toujours, à la source même de l’acte poétique.

En fait, ne devrait-on pas comprendre finalement que ce recueil est aussi une réponse véridique à la bouleversante question : « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » Michel Herland nous la traduit et nous l’explique ainsi : « « Pourquoi [et non pas « À quoi bon » comme cela est repris systématiquement en français] la poésie en temps de détresse ? » Cette question posée par Hölderlin dans Brot und Wein (Le Pain et le Vin, daté de 1800-1801reçoit une réponse immédiate : la poésie est d’autant plus nécessaire quand souffle la tempête ! »

Alors on peut aussi lire ce livre comme un acte de révolte, car le poète nous dit (p. 60) : « Ma poésie est une porte qui claque ».

©Dana Shishmanian
Francopolis n° 179 (novembre-décembre 2023)

PS / Au sujet du volume de poèmes commenté ici, à lire absolument l’entretien accordé par l’auteur à Jacques Brasseul, membre du comité de rédaction de Mondes francophones.

(1) Directrice de la revue de poésie en ligne Francopolis.

(2) Michel Herland, L’Homme qui voulait peindre des fresques, Paris, Andersen, 2023, 136 p., 14,90 €.
Illustration de la couverture : Jérôme Sainte-Luce.