— par Janine Bailly —
De la prestation de D’ de Kabal, que je ne nommerais pas “spectacle” puisqu’il s’agit bien ici d’un discours, à nous adressé sur le mode tout à la fois conatif et phatique, l’acteur délaissant même un moment la scène pour au-devant nous parler de son propre corps, puisqu’à mon sens le théâtre est plus convaincant quand par la fiction, fût-elle inspirée de la réalité, il “montre”,— alors que par le discours il argumente et “dé-montre” —, de cette prestation remarquable d’être sincère et inspirée, je retiendrai donc ces moments de grâce où délaissant l’ordinaire des mots, l’acteur atteint son but dans la fulgurance des images qu’il sait créer, dans la justesse et la clarté des métaphores qu’il sait si bien filer ! Les “paragraphes” démonstratifs, porteurs de didactisme comme parfois de chiffres, ne m’en ont paru que plus rébarbatifs, d’autant qu’ils prêchaient une convaincue. Et qu’au regard du visage très féminin de la salle, je n’étais certes pas la seule à être persuadée du bien-fondé de ces assertions. Pas la seule à savoir, si je reprenais dans un sourire les mots de Jules Renard, que le féminisme, c’est ne pas compter sur le Prince Charmant !
C’est un titre d’abord, qui intrigue et interpelle, “mécanismes” évoquant davantage la machine que l’être humain, comme si des rouages secrets en nous se mettaient en marche. Un titre qui paraîtrait compléter celui d’Alexandre Dumas fils, si ce n’est que ce dernier, dans son essai L’Homme-Femme, paru en 1872, voyait dans ce terme dual l’union intime de deux êtres soudés dans l’amour, et qui seraient la créature première, alors que D’de Kabal nous parle de la part féminine qui sommeille en l’homme, jugulée par de tenaces codes sociaux, moins de la masculinité qui peut aussi s’éveiller en la femme.
C’est tout de suite la figure du loup, récurrente car deux loups vivent à l’intérieur de nous, l’un avide de haine et méchant, l’autre empli de sagesse et vertueux. Et cette affirmation, D’ de Kabal la reprendra à souhait, jusqu’à se la dire à lui-même, dans son reflet au miroir, son propos étant complexe puisqu’il fustige la domination de la femme par l’homme tout en cherchant à découvrir qui il est, lui, en vérité. À la question de savoir lequel des deux loups l’emportera, la réponse est semblable à celle du vieux Sage, dans le conte indien, charge étant laissée à chacun de nourrir l’un plutôt que l’autre :
La grande forêt d’Amérique du Nord. Un village indien. La tribu Cherokee. Un peu à l’écart du village, assis sur le tronc d’un vieil arbre mort, le vieux Sachem. Autour de lui, des enfants. « Il y a deux loups en moi, » dit le vieil homme, « ls ont chacun plusieurs noms. Le premier s’appelle orgueil, haine, cupidité, jalousie, colère, méchanceté… Le second s’appelle respect, tolérance, écoute, compassion, don de soi… Ils se livrent une lutte de tous les instants, comme en chacun de vous. — Lequel va gagner, grand-père ? — Celui que tu nourris ! »
C’est la mise à nu, au propre comme au figuré, un dialogue intime en forme de catharsis mais un corps à lire dans ses tatouages, sur la peau-palimpseste à recueillir les signes du malaise intérieur, peau dont il est dit : cette peau était mienne… C’est la poésie élue, qui seule peut dire l’indicible, ce fleuve de l’intégrisme masculin, qui emporte toutes les femmes-fétus de paille dans ses courants, cette blessure comme une porte ouverte en soi , faille par où s’engouffrera le mal, ces femmes puis ces hommes qui se dressent, parés de leurs fêlures. Et puis ce dont on ne parle pas, le sexe de l’homme, serpent dans la forêt des jambes, et s’inverse là l’ancestrale malédiction dévolue à l’Éve primitive au Jardin d’Eden, et dans la tête de l’homme gîterait le garde-forestier, ordonnateur des humeurs et dérives du sexe-serpent.
C’est aussi la volonté de mettre des mots justes sur les choses, “blessure” n’étant pas “fêlure”, la première acceptant la soudure et la cicatrisation quand la seconde reste ouverte à jamais, dans la béance et l’angoisse de la possible cassure. La volonté de dire qu’être agressé(e) n’est pas l’apanage exclusif des femmes, que l’homme aussi peut connaître le viol, mais comment en parler, comment dénoncer, dans un monde où déjà on fait trop peu cas des violences infligées aux femmes ? Avec un humour qui allège un instant la gravité de son propos, D’ de Kabal peint sous nos yeux deux fois la même scène, où l’un s’impose sexuellement à l’autre, sous l’angle féminin d’abord, puis, en accéléré mais avec les mêmes mots et jusqu’à l’inaudible, sous l’angle masculin.
Écoutons pour finir les paroles de ce critique qui après avoir vu D’ de Kabal à Avignon put dire : Reste la puissance d’un talent protéiforme, du corps à la voix, de la présence physique à la poésie des mots. Ou encore celles de Gandhi : Sans la femme, l’homme ne pourrait pas être.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 28 avril 2017
Photo Paul Chéneau