Grande Halle de La Villette : 23 mars – 15 septembre 2019
— Par Paul Sugy —
Quelques militants demandent la fermeture de l’exposition Toutânkhamon à Paris, accusant ses organisateurs de dissimuler l’origine africaine du roi égyptien. Laurent Bouvet dénonce depuis longtemps déjà les dérives de ces «activistes identitaires» qui, sous couvert d’antiracisme, s’en prennent à la culture et à l’histoire.
Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a notamment publié L’Insécurité culturelle chez Fayard en 2015. Son dernier essai, La nouvelle question laïque, est paru chez Flammarion en janvier 2019.
Alors qu’elle connaît un immense succès, l’exposition à la Villette sur Toutânkhamon est visée par des manifestants qui reprochent aux égyptologues européens de vouloir «blanchir» l’Égypte. Blanc ou noir, pourquoi s’intéresser à ce point à la couleur de peau d’une momie vieille de plus de 3000 ans?
Laurent BOUVET.- Il s’agit là d’un nouvel épisode, un de plus, de la guerre culturelle qu’ont décidé de mener contre notre société – moderne, empreinte de valeurs humanistes et universalistes, valorisant la liberté comme un bien commun… – des activistes, identitaires, indigénistes, décoloniaux, intersectionnels, islamistes… dont la vision du monde est à la fois essentialiste et relativiste. La fréquence de tels épisodes est d’ailleurs en augmentation: juste avant ce cas, on a eu droit ces derniers jours à la dénonciation d’une fresque de l’artiste Di Rosa à l’Assemblée nationale ou encore à la censure de la pièce d’Eschyle à la Sorbonne.
Le propos est toujours le même : accuser les « blancs » de racisme en expliquant que c’est « systémique », donc inhérent aux sociétés occidentales.
Le propos est toujours le même: accuser les «blancs» de racisme en expliquant que c’est «systémique», donc inhérent aux sociétés occidentales supposément «blanches» ou «non racisées» (sic). Ce racisme s’étant exprimé par le passé à travers l’esclavage et la colonisation, il s’exprimerait aujourd’hui différemment, notamment dans le domaine de l’art, en continuant à faire des «racisés» des victimes. Que ce soit en prétendant que l’origine «noire» des Égyptiens serait occultée, que la mise en scène de la pièce d’Eschyle serait assimilable au «blackface» américain du temps de la ségrégation ou que les personnages de la fresque de Di Rosa seraient une représentation offensante pour les «noirs».
Dans le cas de l’exposition sur Toutânkhamon, l’argument utilisé est celui, classique chez les militants afrocentristes américains notamment, du fait que les Égyptiens auraient été «noirs», alors que l’égyptologie scientifique a montré que non seulement il existait une diversité des teintes de peau chez les Égyptiens de l’Antiquité mais encore que les représentations qu’ils nous ont laissées à travers leurs monuments, leur art ou leur écriture, n’étaient en rien liées à ces différences de pigmentation. La notion même de «race» n’ayant aucun sens à cette époque.
Derrière tout cela, il y a une montée en puissance de revendications identitaires de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler, depuis les années 1960-70, des minorités, qui veulent voir reconnu comme surdéterminant pour les individus qui sont supposés les constituer un critère d’identité particulier qui serait «dominé» ou «discriminé» dans la société dans laquelle ils vivent: race, ethnie, religion, genre, orientation sexuelle, spécificité régionale… Ce «tournant identitaire» a conduit à des mobilisations sociales et politiques nouvelles, à la redéfinition des clivages politiques comme à l’émergence de nouveaux champs de recherche en sciences sociales ou à des stratégies marketing de nombreuses entreprises, de médias, etc. qui sont devenues incontournables dans nos sociétés. Si bien que l’on peut dire que nous sommes entrés dans un âge identitaire.
Nous sommes entrés dans un âge identitaire.
Les activistes qui se sont emparés de ces enjeux pour différentes raisons, politiques, commerciales, de carrière (dans les médias ou à l’université par exemple)… ont conduit à brouiller la légitimité du combat de groupes sociaux pour la reconnaissance de droits égaux. On le comprend bien dans le cadre du féminisme: le combat fondamental pour l’égalité des droits et la libération des femmes est aujourd’hui fortement parasité par le néoféminisme identitaire. Il en va désormais de même du combat contre le racisme.
Cette nouvelle affaire rappelle donc la polémique autour de la tragédie d’Eschyle, empêchée à la Sorbonne par des militants indigénistes?
Dans l’affaire de la pièce d’Eschyle, on a atteint une sorte de sommet en la matière. L’activiste identitaire Louis-Georges Tin, pourtant universitaire, en poste à l’EHESS, a en effet, involontairement, tout dit sur le sens profond de cette dérive identitaire lorsqu’il a déclaré: «Il n’y a pas un bon et un mauvais “blackface”, de même qu’il n’y a pas un bon et un mauvais racisme. En revanche, il y a un “blackface” conscient et un “blackface” inconscient.» Si le racisme dont il accuse le metteur en scène peut être inconscient, alors sa dénonciation peut être permanente et générale à l’encontre des «blancs». Il n’y a plus aucun besoin de s’embêter avec la réalité, les faits, les déclarations, etc., la couleur de la peau permet de déterminer «systématiquement» qui est le coupable et qui est la victime. Dans la logique identitaire décrite ici, le dominant donc le coupable, c’est l’homme (le mâle) blanc occidental.
Ce sont là des idées et des agissements extrêmement graves. Outre les injonctions et les accusations publiques contre le metteur en scène de la pièce, Philippe Brunet, il y a eu censure suivant des méthodes qui rappellent le pire dans l’Histoire: les spectateurs ont été empêchés physiquement d’assister à la pièce à la Sorbonne par une milice de gros bras se réclamant ouvertement de cet activisme identitaire. On est bien au-delà de la confrontation légitime d’opinions contraires dans le débat public…
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