— par Janine Bailly —
L’exposition Photographies habitées, qui se tient en ce moment à la Fondation Clément, n’a pour moi qu’un seul défaut, celui de nous laisser sur notre faim, puisqu’au sortir de ce superbe lieu qu’est le nouveau musée, nous voici hantés par certains des clichés de Jean-Luc de Laguarigue, et de ce fait désireux d’en pouvoir découvrir davantage. Certes, il existe en librairie de beaux ouvrages à consulter ou à se procurer, mais rien ne vaudra jamais la confrontation de son propre corps aux œuvres exposées, dans toute leur nudité, sur les murs des salles dédiées.
Pour ne pas être grande spécialiste en la matière, et parce qu’aussi le film et le livret accompagnant la manifestation disent tout et fort bien de ce qu’il faut comprendre, des analyses que fait Guillaume Pigeart de Gurbert commissaire de l’exposition à la présentation dite par Patrick Chamoiseau, en passant par les confidences du photographe lui-même, pour ces raisons je dirai en toute simplicité mon ressenti, espérant vous inviter à aller, toutes affaires cessantes, vous imprégner d’une vision particulière et authentique de l’âme martiniquaise.
Des trois séquences proposées, la dernière, intitulée L’heure du portrait, m’a particulièrement touchée, éveillant la réminiscence de la rétrospective au Grand Palais, en 2014, du grand portraitiste malien Seydou Keïta, qui savait de même que Jean-Luc de Laguarigue capter l’au-delà des regards et parler en noir et blanc de dignité humaine, qui savait aussi témoigner d’un pays et d’une époque au travers des hommes, dans le respect de modèles ainsi rendus à leur plénitude. Chaque vision partagée par un artiste est singulière, et celle-ci me donne une nouvelle approche, différente et complémentaire de celle offerte par un photographe martiniquais venu d’un autre horizon, mais tout autant connaisseur et amoureux de son île, en la personne de Philippe Bourgade.
Entrés dans la salle où semblent vous attendre les portraits, impossible de ne pas vous sentir happé par la succession des visages, par le sérieux et la gravité qui pour beaucoup les caractérisent. Il est abondamment parlé de l’importance des regards, et de cette force qui en émane. Ainsi que le dit le commissaire de l’exposition, avec Jean-Luc de Laguarigue, nous ne sommes plus dans le regard du colon sur ses forces de travail — l’homme étant alors considéré comme un objet — mais bien dans un échange, dans un rapport de réciprocité : le sujet nous regarde, et nous le regardons. Et si le portrait est aujourd’hui, dans le monde artistique, considéré comme chose du passé, il demeure de grande nécessité dans les Antilles, la conquête de l’humain y restant une tâche, en raison de ce lourd passé où, selon le mot de Chamoiseau, l’esclavage fut le déshumain grandiose. Mais outre le regard, que veulent nous dire les lèvres, prêtes à s’ouvrir ou scellées sur d’indicibles secrets, pleines ou resserrées sur elles-mêmes, où se dessine l’esquisse d’un sourire tantôt tendre tantôt prompt à l’ironie, ou encore l’ébauche d’une complicité. Et les mains aussi ont leur langage. Mains utiles, l’une appuyée sur un meuble soutenant le corps debout, ces deux-là jointes sur une canne ou levées en encadrement du visage, ces autres tenant un chapeau, un outil de travail, une cigarette pensive. Mains abandonnées le long du corps, comme pourvues d’une vie propre et de belle indépendance. Mains posées, geste de repos, de fatigue ou de résignation, sur le giron des femmes, mains usées de trop de travaux répétés, mains croisées au-devant de soi, mais toujours mains qui inscrivent avec fierté une histoire. Peu de portraits en pied ici, le cadrage privilégiant le plan rapproché à la taille, et le plan américain, comme pour isoler l’essentiel des corps et y concentrer notre regard..
La section centrale, Approche du pays, a pour symbole la photographie nommée L’homme invisible, où le chapeau sur le mur, le linge sur le fil étendu, dessinent plus que le souvenir d’une présence, les contours d’une absence. On voit ici non les êtres, mais les choses qui leur sont familières, ce qu’ils portent, ce qu’ils mangent, là où ils vivent et travaillent. Comme si l’on tournait autour des hommes avant de les aborder, et d’enfin oser en composer le portrait. Il suffit d’écouter Jean-Luc de Laguarigue pour en comprendre l’origine. Par la photographie, langage du silence, il dit avoir trouvé son moyen d’expression, lui dont le malaise fut double. Malaise d’être écartelé entre deux langues, celle de l’habitation et de la rue, le créole, celle de l’enceinte familiale, le français considéré comme noble ; malaise de rentrer solitaire sur l’habitation, quand ses camarades du Séminaire Collège, lieu de mixité scolaire, ne pouvaient en franchir le seuil. Lui-même issu d’un milieu bourgeois et chrétien, il saura donner à l’ouvrier le plus humble une présence entière et pleine, et le représenter dans sa dignité farouche, sa force étant, pour citer de nouveau Chamoiseau, son exigence d’humanité. Ce que l’adolescent fit très tôt, photographiant tous ceux qu’il observait vivre sur l’habitation, décrivant par ses clichés, dès l’âge de dix-sept ans, la famille ouvrière, la relation de la mère à l’enfant, du père à son fils, comme on le voit dans la série Une enfance à l’habitation, beau prologue aux trois sections principales de l’exposition.
De la première section, qui m’est restée plus étrangère, je parlerai avec les mots de Guillaume Pigeart de Gurbert : Jean-Luc de Laguarigue voit dès l’enfance le monde où il grandit à travers l’objectif de son appareil (…) ce qu’il voit en premier, ce ne sont pas les êtres qui l’entourent, mais la vitre invisible qui se dresse entre ceux qui sont nés séparés dans une habitation. Cette vitre, on peut la penser concrétisée dans cette photo composée où une foule est vue dans un flou concerté, comme au travers d’un voile.
Et sur le mur d’entrée, les mots de Saint-John Perse :
Un enfant voit cela
si beau
qu’il ne peut plus fermer ses doigts…
Janine Bailly, Fort-de-France, le 15 mai 2017