— Par CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH, Professeure émérite à l’Université Paris-Diderot Paris-VII —
Instaurant déjà une « mondialisation » de la force de travail, systématiquement utilisée dans la croissance du capitalisme, la traite transatlantique diffère des autres pratiques esclavagistes.
L’esclavage a existé depuis des temps très anciens. Il est attesté en Europe jusqu’à la fin du Moyen Age. Pendant longtemps, l’esclave n’a pas été défini par sa couleur. Chez les Grecs anciens, pouvait être mis en esclavage tout « barbare » non grec, synonyme de non civilisé. Les Romains eurent des esclaves grecs, mais plus souvent venus des confins de Germanie, de Thrace ou du Proche-Orient. La plupart des esclaves étaient blancs (esclave vient de la région de Slavonie). Au Ve siècle av. JC, Aristote, inspiré par Platon qui avait fait des barbares les ennemis naturels des Grecs, préférait les non-Grecs comme esclaves, « car que certains aient à gouverner et d’autres à être gouvernés n’est pas seulement nécessaire, mais juste -, de naissance, certains sont destinés à la sujétion, d’autres non ».
Chez les Arabo-Musulmans, tout païen, non musulman (équivalent du barbare des Grecs), pouvait être mis en esclavage: à noter que la solution inverse fut adoptée en Occident, puisque le Code noir édicté aux Antilles par Louis XIV (1685) stipule que tous les esclaves doivent être « baptisés et instruits dans la religion catholique ».
La Bible comme le Coran n’ont rien contre les Noirs; le racisme de couleur apparaît assez tard sous la forme du « mythe de Cham »: interprétation tardive de la Bible, sur l’ivresse de Noé et sa fureur d’apprendre que son dernier fils s’en était moqué: il le maudit dans sa descendance. Les commentateurs ont ajouté que le maudit engendra les Noirs. L’histoire fut transcrite en Europe au XVIe siècle et confirmée au XVIIIe.
Ce n’est pas un hasard: au même moment naît la traite des Noirs à travers l’Atlantique. Le commerce des esclaves fut « en droiture » dans l’Atlantique sud (entre le Brésil et l’Afrique) et triangulaire dans l’Atlantique nord (entre la France et l’Angleterre, les côtes américaines et celles d’Afrique). Bientôt, seuls les Noirs devinrent esclaves, d’où le synonyme d’esclave au XVIIIe siècle: « Nègre ».
La tragique originalité de la traite atlantique fut son intensité sur une période relativement courte (du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle). Elle draina en deux siècles et demi un peu plus que ne l’avait fait en dix siècles la traite transsaharienne (entre 10 et 12 millions), et le double de la traite vers l’océan Indien. Le système des plantations esclavagistes de canne à sucre, d’abord « inventé » par les Portugais dans les îles occidentales d’Afrique et importé au Brésil, essaima dans les Caraïbes au XVIIIe siècle. Il y fut meurtrier et provoqua pendant la Révolution française la révolte de Saint-Domingue, conduite par Toussaint Louverture. Elle aboutit, après une brève suppression de l’esclavage par la Révolution (1794-1802), à la création du premier État noir indépendant, Haïti. Les plantations esclavagistes migrèrent alors jusqu’à Cuba, le gros producteur de 1 fin du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, les États-Unis prirent le relai avec le coton des États du Sud esclavagistes jusqu’à la guerre de Sécession ( 863-1865).
Le système (dont la rentabilité est questionnée par les historiens): développa en imbrication avec l’essor du mercantilisme puis du capitalisme occidental: canne à sucre coton furent successivement des matières premières essentielles pour l’industrie européenne qui ne produisait ni l’une ni l’autre. Cette « mondialisation » de la force travail systématiquement utilisée dans la croissance du capitalisme fait la différence avec les trait antérieures. Celles-ci ne furent pas plus douces, aussi bien dans monde arabo-musulman qu’en Afrique même. Mais l’esclave n’y fut pas nécessairement réduit en « outil-objet de production » comme il le fut aux Amériques.
L’exploitation des esclaves noirs dans le monde atlantique, toutes choses égales d’ailleurs, peut être comparée à celle des travailleur des pays du Sud employés aujourd’hui par les multinationales Nord: il s’agit d’un système éconmique intégré. L’interdiction de la traite, c’est-à-dire du commerce des esclaves (en 1807, généralisée en 1815), n’a pas changé grand chose au trafic de contrebande tant que subsista l’esclavage de plantation. Or, au long du XIXe siècle, lobbies de planteurs ont retardé maximum l’émancipation des esclaves (1835 en Grande-Bretagne 1848 en France, 1863 aux Etats-Unis, 1888 seulement au Brésil), au fur et à mesure que les structures sociales et mentales évoluaient en Occident.
09/05/2008
CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH, Professeure émérite à l’Université Paris-Diderot Paris-VII