« Je suis sorti de la tranchée et tout de suite ses yeux m’ont fixé : deux prunelles de cendre. C’était une chèvre, une pauvre chèvre que nous n’avions pas vue, enchaînée sur la plaine, face au pylône et à la bombe. Un chevreau semblait s’abriter derrière elle, sur ses pattes tremblantes. Tous deux étaient comme cuits. J’ai abandonné mon compteur, et la chèvre s’est mise à hurler. Le chevreau était tombé sous elle. Il y avait ce cri, mécanique, sans être, un cri à nous rendre fous. Pour ce cri, j’aurais renoncé à la France. »
Avril 1961, dans le désert algérien. A trois kilomètres de ce point inconnu, une tour de cinquante mètres porte une bombe atomique. Le jeune soldat qui parle, accompagné d’une petite patrouille, participe à une expérience. Il est un cobaye.
C’est cette zone d’intensité extrême que nous livre Christophe Bataille. Face à l’histoire et à la mort, il reste les mots, les sensations, la douceur du grand départ puis la lumière.
Christophe Bataille, le désert algérien
Christophe Bataille s’empare d’un fait historique tenu secret par l’État français.
Au crépuscule de ses jours, un homme s’observe dans un miroir : le coton de sa chemise rend le contact avec la peau désagréable, laissant deviner ici et là des plaques brunes, sombre témoignage d’une jeunesse sacrifiée. En avril 1961, il avait 21 ans, et ses hommes n’étaient guère plus âgés. Ingénieur de formation, on lui avait dit que la guerre n’était pas pour lui et on l’avait envoyé dans le désert algérien, où l’indicible était en expérimentation. Comment aurait-il pu se douter que son rôle, sur place, ne serait autre que celui de cobaye humain? « On m’a menti. On nous a menti. On a été poussés, bien sûr. Forcés. On a menti aux ouvriers, aussi. À ces pauvres habitants du désert. Certains se sont installés non loin, des années plus tard. »
Une chèvre irradiée hurlant à la mort
Au sommet d’un pylône de 50 mètres de haut, une bombe d’un nouveau genre est fixée, l’effroyable compte à rebours est enclenché. Le jeune homme et sa troupe traversent le dernier sas de protection et entrent dans la lumière. Pourtant, l’histoire ne veut pas d’eux : soigneusement tenus secrets par l’État français, les comptes rendus de ces expériences dorment encore dans les archives de la République, tandis qu’un vieil homme de 70 ans consigne ses Mémoires dans un simple carnet, tente de rendre la parole à ses compagnons disparus prématurément.
Dans L’Élimination et son adaptation à l’écran, L’Image manquante, Christophe Bataille retraçait avec Rithy Panh le destin de millions de Cambodgiens brisé par le régime khmer rouge, du tristement célèbre Duch au simple anonyme. L’Expérience confirme le talent de Christophe Bataille à s’emparer d’un fait historique en relatant l’existence d’un de ses témoins, sans pour autant le déposséder de sa parole. L’authenticité des propos ne constitue pas le cœur du sujet : le lecteur n’aura pas idée de remettre en cause ce témoignage, en dépit de son caractère inacceptable et de son extrême violence, conférant parfois au texte des airs de science-fiction. La vision d’une chèvre irradiée, cobaye parmi les cobayes, hurlant à la mort, fait basculer le récit dans l’inhumain et marque durablement, sans surenchère, sans effet de style malvenu, mais sans absence de style non plus. Écrivain non conventionnel, Christophe Bataille ne se place jamais au centre de son texte, il ordonne, agence, renforce avec la même remarquable justesse.
L’Expérience, Christophe Bataille, Grasset, 88 p., 12 euros.
Laëtitia Favro – Le Journal du Dimanche dimanche 18 janvier 2015