Lexicographie créole, traduction et terminologies spécialisées : l’amateurisme n’est pas une option…

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

L’examen attentif des outils lexicographiques et terminologiques élaborés de 1958 à 2022 et ayant pour cible le créole haïtien, est riche d’enseignements. Comme il est démontré dans l’article « Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 2 août 2022), sur les 75 dictionnaires et lexiques répertoriés dans notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (Le National, 21 juillet 2022), seuls 9 d’entre eux ont été élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Les plus lourdes lacunes identifiables dans la production lexicographique et terminologique haïtienne sont l’amateurisme, le rachitisme méthodologique et l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Un concentré de chacune de ces lourdes lacunes est le très médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » (voir notre évaluation analytique consignée dans l’article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022). Publiés l’un en Floride et l’autre en Haïti, les deux seuls dictionnaires unilingues créoles sont également déficients sur le plan méthodologique et sur celui du contenu des rubriques dictionnairiques (voir notre évaluation analytique exposée dans les articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen » (Le National, 22 juin 2020), et « Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot » (Le National, 12 juillet 2022).

Le bilan analytique de ces trois produits lexicographiques a montré en toute rigueur qu’il n’existe pas encore, pour l’ensemble du champ lexicographique, traductionnel et terminologique haïtien, un cadre de référence méthodologique unique et modélisé destiné à encadrer l’élaboration des dictionnaires et des lexiques créoles. Cela explique pour l’essentiel que, sauf quelques exceptions, la majorité des dictionnaires et lexiques du corpus dictionnairique haïtien comprend des ouvrages qui ne dépassent pas le niveau amateur : ils ont été élaborés par des personnes qui ne disposent d’aucune compétence avérée en lexicographie générale ou en lexicographie créole. L’amateurisme, le rachitisme méthodologique et l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle risquent de perdurer et d’orienter sinon de conforter le naufrage de la lexicographie créole si aucune alternative n’est proposée par la créolistique. En 2023, il appartient donc à la créolistique –loin de toute complaisance borgne–, de faire le plaidoyer soutenu et documenté pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique, solidement ancrée sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Du même mouvement, la créolistique doit impérativement plaider pour la qualification universitaire des lexicographes et pour l’institutionnalisation de cette qualification en Haïti.

Sur le mode d’une brève synthèse, il y a lieu de rappeler ce qui caractérise l’amateurisme, le rachitisme méthodologique et l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle dans les lexiques et dictionnaires créoles que nous avons analysés dans plusieurs articles, notamment « Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 2 août 2022). Notre diagnostic analytique a été rigoureusement élaboré en conformité avec le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle tel qu’enseigné dans les Facultés et Département de linguistique/traduction/lexicographie des aires francophones et tel que mis en œuvre dans les collectifs de rédaction des dictionnaires de la langue usuelle (Le Robert, Le Larousse, Le Hachette, USITO, etc.). À titre d’instructif rappel, le dispositif méthodologique des dictionnaires Le Robert a fait l’objet d’une remarquable synthèse élaborée par trois linguistes québécois, « Les dictionnaires Le Robert. Genèse et évolution », publiée sous la direction de Jean Claude Boulanger, Monique C. Cormier et Aline Francoeur (Presses de l’Université de Montréal, 2003). L’amateurisme, le rachitisme méthodologique et l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle dans un grand nombre de lexiques et de dictionnaires créoles se caractérisent comme suit :

  1. Absence totale ou très faible identification du projet éditorial lexicographique et des cibles visées.

  2. Absence totale ou très faible formulation du cadre méthodologique à partir duquel un dictionnaire ou un lexique est élaboré.

  3. Absence d’un corpus de référence clairement identifié au fondement de l’élaboration de la nomenclature des lexiques et des dictionnaires.

  4. Lourdes déficiences ou absence de critères clairement identifiés dans la sélection des termes de la nomenclature en vue de leur traitement lexicographique.

  5. Traitement lexicographique déficient des termes de la nomenclature des dictionnaires.

  6. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des définitions dans des dictionnaires et des lexiques anglais-créole ou français-créole.

Illustration de l’amateurisme, du rachitisme méthodologique et de l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle

Tableau 1 – Identification d’un échantillon d’ouvrages amateurs

Titre de l’ouvrage

Auteur(s)

Éditeur

Année de publication

Diksyonè kreyòl Vilsen 

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Éduca Vision

1994 [2009]

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 

Emmanuel Védrine

Védrine Creole Project [?]

2000

Diksyonè kreyòl karayib 

Jocelyne Trouillot

CUC Université Caraïbe 

2003 [?]

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

2015 [?]

Les caractéristiques de l’échantillon représentatif d’ouvrages amateurs, exposées au tableau 2, éclairent bien les lourdes lacunes et les déficiences d’une production lexicographique élaborée en dehors des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle.

Tableau 2 – Principales caractéristiques lexicographiques des ouvrages amateurs

Titre de l’ouvrage

Auteur(s)

Catégorie

Principales caractéristiques lexicographiques

Diksyonè kreyòl Vilsen 

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Dictionnaire unilingue créole. Accès Web uniquement

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives.

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 

Emmanuel Védrine

S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole

De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions.

Diksyonè kreyòl karayib 

Jocelyne Trouillot

Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement

Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes…

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

Lexique bilingue anglais-créole.

Accès Web uniquement

Équivalents créoles majoritairement fantaisistes, erratiques, a-sémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole.

Les lourdes lacunes et les déficiences d’une production lexicographique élaborée en dehors des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle sont un obstacle de premier plan à l’indispensable didactisation du créole puisque les dictionnaires et les lexiques constituent des instruments de référence indispensables à l’élaboration du métalangage que nécessite la contextualisation du discours pédagogique de l’enseignant dans ses interactions avec les apprenants créolophones.

La didactisation du créole est un enjeu majeur, aujourd’hui, de toute la production lexicographique, traductionnelle et terminologique en Haïti. En référence à la Réforme Bernard de 1979, le linguiste Renauld Govain l’a abordé de manière fort pertinente dans les termes suivants : « La réforme de 1979 a certes introduit le CH [créole haïtien] à l’école, mais elle n’a pas permis de développer les outils et dispositifs didactiques qui doivent normalement servir à matérialiser ladite réforme pour le volet créole. Le ministre Bernard justifie l’introduction du CH à l’école dans son discours du 20 mai 1979 : « cette décision d’utiliser le créole, la langue maternelle du jeune Haïtien, dans les cycles d’enseignement, repose sur la prise de conscience de la non-fonctionnalité de l’usage du français comme première langue » (DEN, 1982 : 37). Il manque donc au CH une certaine « didactisation » pouvant l’amener à jouer pleinement son rôle de langue d’enseignement et langue enseignée. Il lui manque, par exemple, le développement d’une DCLM [didactique du créole langue maternelle] ou encore une didactique du français LS [langue seconde] ou LSco [langue de scolarisation]. Cela participe sans doute de son échec ». Poursuivant l’analyse, Renauld Govain et Guerlande Bien-Aimé exposent que « L’introduction du CH dans l’éducation ne suffit pas à elle seule pour endiguer le mal occasionné par sa non-didactisation. Elle devrait obligatoirement s’accompagner de la définition de contenus appropriés mais aussi appropriables selon les habiletés qu’on veut développer chez les apprenants, sans oublier la conception d’une DCLM, bref, le développement d’un nouveau curriculum basé sur les spécificités sociolinguistiques des apprenants à tous les points de vue. Ce curriculum prendrait en compte le fait que le CH est à la fois langue d’enseignement et langue enseignée » (Renauld Govain & Guerlande Bien-Aimé : « Pour une didactique du créole langue maternelle », article paru dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti », par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021). Le lecteur curieux consultera également, dans le même ouvrage, l’article de Fortenel Thélusma, « L’enseignement-apprentissage du créole en Haïti : analyse du projet didactique dans les documents et programmes officiels du ministère de l’Éducation nationale », et celui d’Albert Valdman, « Sur la diffusion du créole haïtien standard ». 

À bien mettre en perspective que la didactisation du créole est un enjeu majeur, aujourd’hui, de toute la production lexicographique, traductionnelle et terminologique en Haïti, il y a lieu de soutenir de manière constante que l’amateurisme n’est pas une option. Qu’il soit le fait de personnes à priori bien intentionnées –mais les bonnes intentions ne peuvent nullement se substituer aveuglément à la compétence en lexicographie créole–, ou qu’il soit valorisé et promu par certains Ayatollahs du créole ne disposant d’aucune compétence avérée en lexicographie, l’amateurisme n’est pas une option crédible, viable ou porteuse. Parce qu’il ignore, banalise ou s’oppose à la nécessité d’un cadre de référence méthodologique unique et modélisé destiné à encadrer l’élaboration de tous les dictionnaires et lexiques créoles, l’amateurisme dans un grand nombre de lexiques et de dictionnaires créoles conduit à un dommageable fourvoiement de l’aménagement du créole, notamment dans les espaces scolaires d’apprentissage des savoirs et des connaissances. En l’espèce, cela se donne à voir dans le tableau 3 à l’aune de ce qu’il est convenu de désigner sous le vocable de « potentiel de didactisation du créole ».

Tableau 3 – La didactisation du créole au regard de l’amateurisme, du rachitisme méthodologique et de l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle

Titre

Auteur(s)

Potentiel de didactisation du créole

Diksyonè kreyòl Vilsen 

Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint

Phraséologie souvent approximative mais respectant la syntaxe du créole. Comprend parfois d’utiles notes explicatives. Peut faiblement contribuer à la didactisation du créole.

Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986 

Emmanuel Védrine

Phraséologie approximative, provenant de sources non identifiées et absence quasi-totale de véritables définitions. Très faible potentiel de didactisation du créole.

Diksyonè kreyòl karayib 

Jocelyne Trouillot

Insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions : faible potentiel de didactisation du créole.

Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative 

MIT – Haiti Initiative 

Puisqu’il s’agit d’un lexique, il ne comprend ni définitions, ni énoncés-contextes ni notes. Les équivalents créoles sont majoritairement fantaisistes et erratiques. Ce lexique ne peut aucunement contribuer à la didactisation du créole.

De la manière la plus rigoureuse, il faut prendre toute la mesure que l’amateurisme, le rachitisme méthodologique et l’ignorance des principes de base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle sont également une expression de l’aventurisme linguistique propre au populisme linguistique qui, ces derniers temps, fleurit bavardeusement entre autres sur Facebook sous la plume de « traducteurs » et de « lexicographes » autoproclamés qui, dépourvus de toute formation qualifiante et avérée, se croient compétents du seul fait qu’ils sont ou se disent de langue maternelle créole. L’aventurisme linguistique propre au populisme linguistique s’alimente des dérives idéologiques des Ayatollahs du créole qui ont décrété –au nom d’une vision essentialiste et sectaire du statut et du rôle du créole–, une aveugle et intempestive « fatwa » contre une chimérique « francofolie » haïtienne et contre la langue française responsable selon eux de tous les maux de l’École haïtienne. Le populisme linguistique est étroitement lié à l’« idéologie linguistique haïtienne » remarquablement auscultée par le sociodidacticien Bartholy Pierre Louis qui a au préalable mené des enquêtes sociolinguistiques de terrain, en Haïti, en vue d’élaborer sa thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’Université européenne de Bretagne, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Bartholy Pierre Louis examine avec hauteur de vue le phénomène de l’« idéologie linguistique haïtienne » au chapitre 4.3.1.3 de sa thèse de doctorat (voir notre article « Le créole et « L’idéologie linguistique haïtienne » : un cul-de-sac toxique », Le National, 27 mars 2020). En matière de lexicographie créole, l’amateurisme populiste est à la fois une posture et une imposture que seul le recours systématique à la méthodologie de la lexicographie professionnelle permettra de surmonter et d’évacuer de manière durable tout en prenant appui sur les acquis de nos pionniers émérites. Pareil défi est viable puisque la lexicographie haïtienne comprend des dictionnaires et lexiques créoles conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle tel qu’illustré au tableau 4.

Tableau 4 – Dictionnaires et lexiques créoles conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle

Titre de l’ouvrage

Auteur(s)

Date d’édition

Éditeur

Caractéristiques matérielles

  1. Lexique créole-français 

Pradel Pompilus

1958

Université de Paris

Livre imprimé

  1. Lexique du patois créole d’Haïti 

Pradel Pompilus

1961

SNE

Livre imprimé

  1. Ti diksyonè kreyòl – fransè

Alain Bentolila (et al.)

1976

Éditions caraïbes

Livre imprimé

  1. Haitian Creole – English – French Dictionary (vol. I

et II)

Albert Valdman (et al)

1981

Creole Institute

Bloomington University

Livre imprimé

  1. Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité

Henry Tourneux

1986

CNRS/

Cahiers du Lacito

Livre imprimé

  1. Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen 

Pierre Vernet, B. C. Freeman

1988

Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

Livre imprimé

  1. Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl 

Pierre Vernet et Henry Tourneux (dir.)

2001

Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti

Livre imprimé

  1. Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary 

Albert Valdman

2007

Creole Institute, Indiana University

Livre imprimé

  1. English-Haitian Creole bilingual dictionary

Albert Valdman, Marvin D Moody, Thomas E Davies

2017

Indiana University Creole Institute

Livre imprimé

Sur le registre de l’examen de ces dictionnaires et lexiques créoles conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle, nous avons effectué une cartographie de leurs caractéristiques lexicographiques (voir notre article « Les défis contemporains de la lexicographie créole et française en Haïti », Le National, 2 août 2022). Contrairement aux ouvrages amateurs identifiés au tableau 2, les ouvrages conformes au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle se distinguent par :

  1. Une adéquate identification du projet éditorial lexicographique et des cibles visées.

  2. Une explicite formulation du cadre méthodologique à partir duquel ces dictionnaires et lexiques ont été élaborés.

  3. L’adéquate identification du corpus de référence au fondement de l’élaboration de la nomenclature de ces lexiques et dictionnaires.

  4. L’identification des critères à l’oeuvre dans la sélection des termes de la nomenclature en vue de leur traitement lexicographique.

  5. Le traitement lexicographique des termes de la nomenclature des dictionnaires et des lexiques selon le protocole méthodologique usuel (catégorisation lexicale, etc.).

  6. L’adéquation et la cohérence des définitions consignées dans les dictionnaires et les lexiques anglais-créole ou français-créole.

Aux caractéristiques des ouvrages conformes au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle cités dans le tableau 4, il faut lier une autre, essentielle et garante de la crédibilité scientifique de la démarche : ils ont été élaborés par des linguistes et des linguistes-lexicographes qualifiés, d’une part ; et, d’autre part, plusieurs d’entre eux ont été produits en équipe et dans un cadre institutionnel. C’est notamment le cas du « Ti diksyonè kreyòl – fransè » d’Alain Bentolila (et al.), du « Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité » d’Henry Tourneux, du « Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen » de Pierre Vernet, B. C. Freeman, du « Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl » de Pierre Vernet et Henry Tourneux, produits au Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti plus tard devenu la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Sur le même registre, les dictionnaires élaborés sous la direction du linguiste-lexicographe Albert Valdman ont eux aussi emprunté la voie du travail d’équipe et de la conformité au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle. Ainsi, dans notre article « Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman » (Le National, 31 janvier 2023), nous avons explicitement relevé la contribution de deux lexicographes haïtiens, Jacques Pierre et Nicolas André, ayant oeuvré au sein de l’équipe d’Albert Valdman à l’Université d’Indiana. Dans le même article, nous avons mis en lumière le travail réalisé dans l’une des deux équipes d’Albert Valdman par la mise à contribution des ressources de la base de données lexicales d’un projet de dictionnaire bilingue créole-français et qui a bénéficié de l’apport expert du lexicographe André Vilaire Chery, auteur du remarquable « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes 1 et 2 parus en 2000 et 2002 chez Édutex ; (voir notre article « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry », Le National, 29 novembre 2019).

À contre-courant de l’amateurisme, il y a lieu de rappeler fortement que l’exigence de la conformité au modèle lexicographique consensuel et standard, qu’il faut impérativement mettre en œuvre dans toute la lexicographie haïtienne, renvoie au rôle des dictionnaires dans la standardisation du créole et, comme nous l’avons abordé plus haut, à la problématique de la didactisation du créole (voir le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). La complexe question de la standardisation du créole a été rigoureusement explicitée par le linguiste créoliste Albert Valdman en ce qui a trait à la production d’un futur dictionnaire unilingue créole :

« Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. Cette carence rend ardu tout effort de définition comparable à celle que l’on trouve dans les dictionnaires unilingues de langues pleinement standardisées et instrumentalisées. Le rédacteur se trouve obligé de suivre le modèle des dictionnaires pour jeunes qui rendent le sens des lexies par une approche concrète basée sur le jeu des synonymes et l’utilisation d’exemples illustratifs. C’est cette voie que devraient suivre les lexicographes prêts à affronter le défi de l’élaboration d’un dictionnaire unilingue, en particulier s’ils œuvrent dans une perspective pédagogique, tant dans l’enseignement de base que dans l’alphabétisation des adultes. (…) Au fur et à mesure que le CH [créole haïtien] est appelé à la rédaction d’une large gamme de textes, en particulier dans les domaines techniques, et à son emploi dans les cycles scolaires supérieurs, il se dotera d’un métalangage capable de traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut préparer le terrain en affinant ses méthodes, en particulier quant à : 1 / la sélection de la nomenclature ; 2 / la description des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies ; et 3 / le choix des exemples illustratifs » (Albert Valdman, « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? », revue La linguistique, 2005/1 (vol. 41).

Il est essentiel de rappeler une fois de plus que la lexicographie, au même titre que la traduction, est un métier qui s’acquiert par une adéquate formation universitaire assortie de stages sous supervision professionnelle. Deux initiatives institutionnelles de formation en témoignent dans le champ de la traduction vers le créole.

Ainsi, en ce qui a trait à la formation universitaire en traduction dispensée en Haïti, des efforts pionniers ont été consentis. Créée en 2015, l’Association LEVE –qui a son siège social en France et s’est entre autres donné pour mission de traduire en créole les œuvres marquantes de la littérature mondiale–, a signé un accord de partenariat avec la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Le « Programme de formation en techniques de traduction » (PFTT), mis en oeuvre dès 2017 à travers cet accord, donne lieu à des séquences de formation d’une durée de six mois ; il est sanctionné par un certificat et couvre les matières suivantes :

  1. Teyori tradiksyon

  2. Deskripsyon lang kreyòl ayisyen : grafi ak fonoloji

  3. Analiz kontras kreyòl–franse : gramè ak òtograf

  4. Metòd ak prensip jeneral tradiksyon

  5. Tradikskyon nan anviwònman yo pale plizyè lang : ka Ayiti

  6. Pratik tradiksyon franse–kreyòl pou literati

  7. Tradiksyon pratik, kreyasyon ak parametraj zouti tradiksyon

  8. Tradiksyon, antwopoloji ak kilti

  9. Lengwistik nan devlopman ekonomi ak sosyete

  10. Tèminoloji.

Le « Programme de formation en techniques de traduction » (PFTT) comprend les modules de base suivants :

–aspects théoriques de la traduction

–descriptif du créole haïtien : angles graphique et phonologique

–contrastif créole-français : aspects grammaticaux et orthographiques

–méthodes et principes généraux de la traduction

–traduction en milieu plurilingue : le cas spécifique d’Haïti

–pratiques de la traduction littéraire français-créole

–traduction pratique, conception et initialisation d’outils adaptés.

D’autre part, l’École supérieure de traduction et d’interprétation (ESTI) a été fondée en 2017 et elle accueille une trentaine d’étudiants par an. Cette jeune institution offre un programme de deux ans conduisant à un certificat à raison de 3 sessions de 4 mois chacune et par année. Une année supplémentaire permet d’obtenir une licence. Depuis 2021 l’ESTI offre un programme de didactique des langues. Les cours d’analyse de la langue créole, de traduction anglais-créole, français-créole, espagnol-créole, sont préparés en créole. Les traductions vers les langues étrangères combinent le créole langue étrangère et vice versa. Les textes de référence disponibles en créole sont adéquatement utilisés. 

Les programmes de formation en traduction offerts par la Faculté de linguistique appliquée/l’Association LEVE et par l’ESTI marquent sans doute un tournant prometteur et semblent indiquer que la traduction créole ne serait plus, grâce aux efforts consentis, une traduction à dominante autodidacte et informelle. Innovants et indispensables, ces programmes de formation laissent présager que les conditions d’une professionnalisation-institutionnalisation du métier de traducteur seraient en train d’être progressivement remplies en Haïti. Il demeure tout aussi urgent et indispensable qu’un véritable programme de formation universitaire en lexicographie soit mis sur pied en Haïti. Cette formation sera dispensée aux futurs lexicographes professionnels qui sauront contribuer à l’élaboration d’outils d’apprentissage (lexiques et dictionnaires créoles) dont ont besoin les élèves, les enseignants, les parents d’élèves, les rédacteurs de manuels scolaires et les professionnels de différents champs d’activités. De manière prospective, un programme de formation universitaire en lexicographie constitue certainement l’un des plus grands défis de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. L’État devra lui fournir les moyens financiers indispensables à la mise en route d’un tel programme, et il est impérieux que les linguistes créolistes, en Haïti et en outre-mer, trouvent dans la concertation les voies et les modalités du nécessaire support à l’élaboration d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique au pays.

Montréal, le 6 février 2023