L’évasion fiscale des multinationales a encore de beaux jours devant elle

paradis_fiscauxL’OCDE a publié aujourd’hui les résultats de son plan d’action pour lutter contre les pratiques d’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices des entreprises multinationales (ou plan BEPS – Base Erosion and Profit Shifting en anglais). Les 15 points de ce plan d’action devraient être formellement adoptés par les ministres des finances du G20 au Pérou cette semaine.
Les organisations de la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires, impliquées dans le suivi du projet BEPS expriment leur déception face au document présenté par l’OCDE. Selon elles, l’objectif initial de réformer les règles du système fiscal international pour« que les entreprises multinationales paient leurs impôts là où les activités économiques sont effectuées et là où la valeur est réellement créée » n’est pas atteint :« La réforme BEPS n’empêchera pas les entreprises multinationales de se jouer des règles fiscales pour échapper à l’impôt. Les leçons n’ont pas été tirées des derniers scandales d’évasion fiscale comme Luxleaks, qui pourront continuer à se reproduire » regrette Manon Aubry, responsable de plaidoyer justice fiscale et inégalités à Oxfam France.

« Si les pays de l’OCDE avaient vraiment voulu réformer le système fiscal international, ils auraient examiné plus en profondeur les méthodes qui visent à répartir entre les différents pays les bénéfices des multinationales en fonction de l’activité réelle de ces dernières. Au lieu de cela, les propositions ambitieuses ont été remises à plus tard et l’OCDE propose aujourd’hui des aménagements flous et complexes de règles vieilles de plus d’un siècle » déclare Lucie Watrinet, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire coordinatrice de la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires.

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Le plan d’action BEPS de l’OCDE va-t-il permettre de mieux lutter contre les pratiques d’évasion fiscale des entreprises multinationales ?

Mythes et réalités

Contexte

En juillet 2013, à la demande des ministres des finances du G20, l’OCDE a lancé un plan d’action en 15 pointsl pour lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices des entreprises multinationales (en anglais BEPS Base erosion and profit shifting).

L’objectif affiché était de « faire en sorte que les entreprises multinationales paient leurs impôts là où les activités économiques étaient effectuées et là où la valeur était réellement créée ».

Lundi 5 octobre 2075, l’OCDE a rendus publics les résultats de 2 ans de travaux, au cours desquels société civile et secteur privé ont été régulièrement consultés.

En 2013, les organisations de la société civile regroupées au sein du réseau international l’Alliance Globale pour la Justice fiscale saluaient ce projet en considérant qu’il avait « la possibilité d’impulser d’importantes réformes dons lo fiscalité internationale >> tout en alertant sur la nécessité d’associer les pays en développement à ce processus de décision sur un pied d’égalité2. Ces derniers sont en effet particulièrement touchés par l’évasion fiscale des entreprises multinationales(3).

Analyse globale

Deux ans plus tard, le travail de l’OCDE a permis d’ouvrir un chantier et de faire reconnaitre à tous qu’il y avait un véritable problème dans la manière dont les entreprises multinationales exploitaient les failles du système international pour payer le moins d’impôts possible.

Cependant, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes: les propositions initialement ambitieuses ont été rapidement vidées de leur contenu à cause de résistances très fortes de certains États et d’un lobby très actif du secteur privé(4). En conséquence, les solutions proposées aujourd’hui ne permettront pas de répondre à l’objectif initial d’imposer les entreprises là où elles ont une activité réelle et seront insuffisantes pour mettre un terme aux échappatoires fiscales qui permettent actuellement aux multinationales de ne payer que très peu d’impôt. La réforme conserve et légitime certains mécanismes dommageables tels que les « patent boxes ».

Les solutions proposées sont extrêmement complexes et soumises à l’interprétation des États et des entreprises: il existe de fortes chances de voir ainsi se multiplier les conflits d’interprétation et les procès intentés aux États par des entreprises.

Contrairement à ce que l’OCDE annonce, il n’y a aucune avancée en matière de transparence : seules les administrations fiscales auront accès à plus d’informations, plus de cent pays ont été exclus de la prise de décision dans cette réforme de la fiscalité internationale qui se veut globale.

Mythe #1 : La réforme BEPS de l’oCDE permettra de mettre un frein aux pratiques d’évasion fiscale des entreprises multinationales et de réformer le système fiscal international

Réalité 1 : Les multinationales vont continuer d’être traitées comme une agrégation d’entités indépendantes

Le principe qui régit les règles d’imposition des entreprises multinationales depuis près de 100 ans est le principe de pleine concurrence : les différentes filiales d’une entreprise multinationale sont considérées comme des entités indépendantes les unes des autres. Les prix de vente d’un produit ou d’un service entre deux filiales autrement appelés prix de transfert, doivent alors être comparables à ceux pratiqués au prix du marché entre deux entreprises indépendantes. Cependant, cette approche est extrêmement complexe en pratique car elle nécessite d’avoir des éléments de comparaison qui sont la plupart du temps inexistants notamment pour les marques ou les services.

Les administrations fiscales, en particulier des pays en développement se retrouvent donc souvent dans l’incapacité d’évaluer le « juste prix », laissant ainsi le champ libre aux entreprises pour fixer ces derniers librement et transférer artificiellement leurs bénéfices vers des juridictions à fiscalité faible ou nulle. De nombreux économistes considèrent que ce système n’est plus adapté à une économie globalisée au sein de laquelle 60% des échanges sont des échanges intragroupest: le professeur Joseph Stiglitz a déclaré le 72 juillet dernier que l’OCDE était en train de « tenter de réparer un système qui ne pouvait pas t’être »(6).

Des alternatives à ce principe existent pourtant et auraient pu être examinées dans le cadre du projet BEPS : elles consistent à penser l’entreprise multinationale comme un tout et répartir ses bénéfices globaux sur la base de la réalité de son activité économique. C’est le cas du « profit split » (littéralement division du profit) qui consiste à répartir les bénéfices des filiales d’une même entreprise entre deux pays en fonction d’une formule correspondant à l’activité économique réelle.

Un recours plus fréquent et élargi à cette méthode, piste un temps évoqué a finalement été reportée a été reportée à plus tard. De même n’a pas été retenue la possibilité de durcir, dans les pays des sociétés mères, la taxation pouvant s’appliquer aux profits comptabilisés par leurs « sociétés étrangères contrôlées » positionnées dans des pays à faible taux d’imposition; cela ne permettra pas de décourager efficacement les sociétés mères de tenter de « décentraliser » leurs profits.

Au lieu de cela, l’OCDE a décidé de maintenir le principe des prix de transfert en révisant et en complexifiant les règles. En effet, la procédure présentée est aussi complexe en français qu’en anglais: avant de pouvoir remettre en cause un quelconque arrangement fiscal, les administrations sont censées faire des « analyses des faits et circonstances des fonctions, des avantages et des risques » (en anglais « analysis of facts and circumstances of functions, assets, and risks ») et trouver des éléments de comparaison.

La complexité et le flou autour de ces règles risquent non seulement de limiter la capacité des autorités fiscales à contester la manipulation des prix de transfert – en particulier pour les pays en développement, mais offrent également la possibilité aux multinationales (et leurs conseillers fiscaux) de contester les décisions des administrations fiscales, augmentant ainsi les risques de conflits fiscaux. Face à ce risque identifié, les entreprises souhaitent même aller plus loin et mettre en place des mécanismes d’arbitrage qui risquent de rendre impossible la mise en place de législations fiscales nationales spécifiques.

Exemple : Coca-Cola

Quand l’administration fiscale américaine a récemment remis en cause le régimef iscal de Coca-Cola, accusée de devoir à l’Etat 3,3 milliards de dollars de taxes en raison notamment de manipulation des prix de transfertT, l’entreprise a menacé de déposer un recours en justice pour contester la décision8. Au lieu de fournir des solutions, la complexité et le manque de clarté des règles BEPS laisse la porte ouverte aux entreprises pour contester les décisions des administrations fiscales, qui sont de plus en plus poursuivies en justice et qui pourraient être à terme exposées à des procédures d’arbitrage.

Réalité 2 : une légitimation des « patent boxes »

ll était attendu beaucoup des discussions sur les « patent boxes », ces régimes d’imposition préférentiels qui accordent un taux d’imposition inférieur pour les revenus tirés de la propriété intellectuelle, largement utilisés par les entreprises pour transférer leurs bénéfices et réduire leur charge fiscale. Ces régimes ont proliféré ces dernières années et sont régulièrement mis en cause dans des scandales d’évasion fiscale (voir Cas Mc Donald ci-dessous).

Si la suppression pure et simple de ces régimes a bien été évoquée au début des discussions sur le sujet, l’influence des nombreux pays qui possèdent déjà ce type de régime a pesé en faveur de leur maintien et de l’élaboration de lignes directrices peu claires sur l’utilisation des « patent boxes ».

Elles autorisent d’une part les États à conserver leurs patent box actuelles (et toutes celles introduites jusque juin 2016) jusque 2021, et proposent un nouveau modèle complexe de patent box à introduire à partir de 2016.

Cela signifie en pratique que les entreprises, comme McDonald’s (voir encadré ci-dessous) qui bénéficient d’ores et déjà de l’un de ces régimes pourront conserver leurs avantages jusqu’en 202L.

Loin de remettre eq Question l’existence des patent boxes, le plan d’action de l’OCDE les légitime-à la grande satisfaction des conseillers fiscaux qui s’en sont déjà réjouis.

Exemple: McDonald’s

Le rapport « Unhappy Meal »10, publié début 2O!5, a révélé comment McDonald’s a utilisé l’« innovation box » du Luxembourg pour diminuer sa facture fiscale. Les filiales européennes du géant américain de la restauration rapide ont du payé 10 à 20% de leur chiffre d’affaire à la filiale luxembourgeoise pour « commissions d’exploitation » correspondant à l’utilisation de la marque McDonald’s, Grâce à l’ « innovation box » luxembourgeoise, les bénéfices ainsi relocalisés au grand Duché ont été exonérés à80% d’impôts. Au total, si les revenus avaient été imposés dans leur pays d’origine, McDonald’s aurait dû verser 1,05 milliard d’euros supplémentaires sur cinq années, principalement à l’administration fiscale française.

Loin de remettre en cause un tel régime tel que l’ « innovation box » luxembourgeoise, la réforme BEPS maintient les mécanismes actuels jusqu’au moins 2021et ouvre même la voie à de nouveaux mécanismes à partir de Juin 2016 qui pourront être établis selon des lignes directrices complexes

Réalité 3 : les rescrits fiscaux vont rester secrets

La complexité des règles sur les prix de transfert et l’utilisation accrue de régime de taxation dérogatoire ouvrent t’espace aux administrations fiscales et aux entreprises de négocier des rescrits fiscaux (« taxe rulings »). Ces accords, mis en lumière par le scandale dit du Luxleoks, permettent aux entreprises de demander comment les règles fiscales vont leur être appliquées, permettant ainsi de les négocier à la baisse.

Une des solutions proposées par la société civile était de rendre ces rescrits publics: or, le plan d’action de l’OCDE prévoit un échange « spontané obligatoire » selon certaines conditions de ces rulings entre les administrations fiscales. L’Union européenne est quant à elle en passe d’aller plus loin sur ce sujet, bien que toujours réticente à rendre ces informations publiques (11) .

Lire la suite en pdf

1 http://www.stopparadisfiscaux.fr/que-font-les-etats/g20-ocde-gafi-csf/le-projet-beps/
2 http://www.stopparadisfiscaux.fr/IMG/pdf/Retablir_regles_du_jeu_equitables_pays_hors_G20_ds_processus_BEPS.pdf
3 Selon une récente étude du FMI, les pays en développement perdent chaque année plus de 200 milliards de dollars et sont proportionnellement 3 fois plus affectés que les pays développés
4 Par exemple, 84% des réponses à la consultation sur le reporting pays par pays provenaient du secteur privé Rasmus Corlin Christensen, Professional Competition in Global Tax Reform – The Case of BEPS Action 13, p.28–29
5 John Neighbour (2008), «Transfer pricing : Keeping it at arm’s length», OECD Observers
6 http://www.globaltaxjustice.org/in-addis-ababa-expanding-the-debate-on-tax-reform/
7 http://www.letemps.ch/Page/Uuid/557b262c-6072-11e5-bcb8823d68be581d/Le_fisc_am%C3%A9ricain_r%C3%A9clame_33_milliards_%C3%A0_Coca-Cola
8 http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-09-18/coca-cola-says-irs-wants-3-3-billion-in-extrataxes-after-audit
9 Voir par exemple l’article du cabinet Baker Tilly faisant référence aux nouvelles mesures de I’OCDE
http://www.bakertilly.co.uk/publications/patent-box-still-available.aspx
10 http://www.notaxfraud.eu/sites/default/files/dw/FINAL%20REPORT.pdf
11 http://www.stopparadisfiscaux.fr/que-font-les-etats/l-union-europeenne/article/paquettransparence-fiscale-de-la