—Par Jean Samblé —
L’Union européenne se trouve aujourd’hui confrontée à un tournant historique, face à une série de défis économiques, technologiques et géopolitiques qui menacent non seulement son modèle économique, mais aussi son rôle sur la scène internationale. Les rapports commandés par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, à deux anciens Premiers ministres italiens, Enrico Letta et Mario Draghi, offrent une analyse approfondie des problématiques auxquelles l’Europe doit faire face. Celui de Mario Draghi, publié le 9 septembre, dresse un constat alarmant : l’Europe risque une « lente agonie » si elle n’opère pas des transformations radicales pour rester compétitive et répondre aux enjeux mondiaux.
Un constat sans appel : le déclin économique européen
Les chiffres et les tendances mis en avant par Mario Draghi sont préoccupants. Depuis deux décennies, l’Europe connaît une stagnation de ses dépenses en recherche et développement, et le fossé avec les États-Unis s’est creusé. Les revenus disponibles des citoyens américains ont augmenté presque deux fois plus vite que ceux des Européens depuis l’an 2000, tandis que la Chine, autre grande puissance montante, rattrape l’Europe sur de nombreux fronts. Ce déclin relatif de l’Union européenne est attribué à plusieurs facteurs : des technologies vieillissantes, des entreprises de taille moyenne qui peinent à rivaliser sur le marché mondial, et un environnement commercial devenu moins favorable à l’innovation.
Mario Draghi insiste sur un point crucial : ce n’est pas le manque de talents ou d’idées qui freine l’Europe, mais les obstacles structurels qui entravent l’innovation. Des réglementations trop rigides, un marché unique fragmenté, une facture énergétique exorbitante comparée à celle des États-Unis, et une main-d’œuvre souvent sous-qualifiée forment les principaux freins à la compétitivité européenne. Selon Draghi, l’Europe ne pourra pas renouer avec la croissance économique sans réformes profondes, et surtout sans investissements massifs. L’Europe accuse déjà un retard irréversible dans certains secteurs stratégiques, notamment les panneaux solaires et d’autres technologies propres, où la Chine domine aujourd’hui largement.
L’enjeu de la productivité et de l’innovation
L’un des grands défis de l’Europe réside dans sa capacité à innover. Mario Draghi souligne que la compétitivité européenne ne se jouera pas uniquement sur la réduction des coûts de main-d’œuvre ou sur une augmentation des heures de travail. Au contraire, il prône une approche basée sur l’innovation, les compétences et la formation. Dans des secteurs de pointe, tels que les hautes technologies, l’Europe doit impérativement rattraper son retard par rapport aux États-Unis, où les entreprises investissent davantage en recherche et développement.
Ce retard est notamment illustré par le départ de 30 % des start-up européennes dites « licornes » (valorisées à plus d’un milliard de dollars) vers les États-Unis depuis 2008. Ces entreprises, porteuses d’innovation, quittent le Vieux Continent pour bénéficier d’un environnement plus favorable à leur développement, un phénomène qui fragilise l’écosystème entrepreneurial européen. Pour contrer cette tendance, Draghi recommande une refonte des politiques publiques en matière d’innovation, en proposant notamment l’élaboration d’une « stratégie commune en matière de recherche », afin de mieux coordonner les efforts des États membres et de renforcer les synergies entre les différents acteurs économiques.
Des besoins financiers colossaux
Les défis économiques et technologiques auxquels l’Europe est confrontée nécessitent des investissements gigantesques. Mario Draghi estime que l’Europe devra mobiliser entre 750 et 800 milliards d’euros supplémentaires par an pour financer sa transition vers une économie plus verte et plus numérique. Ces montants dépassent largement ceux prévus par le plan Marshall qui a financé la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Ce chiffre impressionnant reflète l’ampleur des transformations nécessaires pour relancer l’industrie européenne, développer les infrastructures et moderniser les réseaux énergétiques.
Mais ces investissements ne pourront pas être uniquement privés, comme l’a souligné Draghi. Si les capitaux privés sont essentiels, ils ne suffiront pas à combler l’écart avec les États-Unis ou la Chine. Draghi propose donc une série de mécanismes pour mobiliser des fonds publics à grande échelle, notamment à travers des emprunts communs au niveau européen. Cette idée, déjà mise en œuvre pour financer le plan de relance post-Covid-19 avec succès, reste toutefois controversée. Les pays du Nord de l’Europe, tels que l’Allemagne et les Pays-Bas, restent fermement opposés à une mutualisation des dettes européennes, de peur de devoir financer les retards des pays du Sud.
Une Europe vulnérable sur la scène internationale
Outre les défis internes, l’Europe doit faire face à une compétition internationale de plus en plus féroce, notamment de la part des États-Unis et de la Chine. Mario Draghi a ouvertement accusé Washington et Pékin de ne plus respecter les règles du commerce international, mettant ainsi l’Europe dans une position vulnérable. Avec des prix de l’énergie trois à cinq fois plus élevés qu’aux États-Unis, et une politique commerciale jugée trop naïve, l’Europe se trouve désavantagée sur plusieurs fronts.
Draghi appelle ainsi à une politique commerciale plus pragmatique et plus prudente. Il ne s’agit plus simplement d’ouvrir les frontières aux échanges, mais de défendre les intérêts européens face aux politiques protectionnistes mises en place par les autres puissances économiques. L’ancienne maxime selon laquelle l’Europe serait « l’économie la plus ouverte au monde » est désormais perçue comme une faiblesse dans un environnement mondial de plus en plus concurrentiel et protectionniste. Pour Draghi, l’Europe doit se doter des outils nécessaires pour protéger ses secteurs stratégiques et mieux coordonner ses politiques commerciales, environnementales et climatiques.
Les obstacles politiques : la question des emprunts communs
Bien que les diagnostics économiques soient partagés par une majorité des dirigeants européens, les propositions de Draghi se heurtent à des obstacles politiques majeurs. L’une des recommandations les plus controversées concerne la mise en place d’emprunts communs entre les 27 États membres pour financer les projets d’investissement de grande ampleur. Si cette idée est soutenue par la France et d’autres pays du Sud, elle rencontre une forte opposition dans les pays du Nord, qui craignent de devoir payer pour les faiblesses économiques des autres.
À Berlin, le chancelier Olaf Scholz fait face à une coalition instable et à des élections qui s’annoncent difficiles. Dans ce contexte, l’idée de contracter de nouvelles dettes communes ne semble pas gagner en popularité. Ursula von der Leyen, bien qu’elle soutienne en partie les conclusions du rapport Draghi, reste prudente sur ce point, évitant de s’engager pleinement sur cette voie. Elle a toutefois reconnu qu’un financement commun sera nécessaire pour certains projets européens, sans pour autant préciser quels mécanismes seraient employés.
L’urgence d’une réponse commune
Mario Draghi a insisté sur l’urgence d’une réponse collective et coordonnée à ces défis. Pour lui, l’Europe ne peut se permettre de temporiser. Si les 27 États membres ne parviennent pas à s’accorder sur une feuille de route commune, Draghi n’exclut pas la possibilité d’une « coalition des volontés », dans laquelle certains pays plus ambitieux pourraient avancer plus rapidement sur certains dossiers stratégiques, via des mécanismes de coopération renforcée ou des traités intergouvernementaux.
L’Europe, à la croisée des chemins, doit donc choisir entre l’inaction, qui la condamnerait à un déclin lent mais inévitable, et des réformes ambitieuses qui nécessitent une solidarité renforcée entre les États membres. L’avenir de l’Europe repose désormais sur sa capacité à surmonter ses divisions internes et à réinventer son modèle économique et social dans un monde en mutation rapide. Les rapports Letta et Draghi fournissent des pistes pour ce renouveau, mais leur mise en œuvre dépendra de la volonté politique des dirigeants européens dans les mois à venir.