— Par Steve “Fola” Gadet —
Je reconnais votre travail, votre engagement pour la santé spirituelle et le bien-être des membres de vos églises. Je sais que le pays aurait été différent sans votre engagement spirituel. Je crois que beaucoup d’entre vous ont fait une différence dans la vie de nombre de familles. D’ailleurs, je garde à l’esprit que si je suis encore là, dans cette vie, c’est en partie grâce à vos soins, vos conseils, votre confiance, votre patience avec moi dans des moments où j’en avais grandement besoin. Je suis aussi conscient de la difficulté de votre mission et je suis persuadé que vous n’êtes pas tous indifférents à ce qui se passe dans le pays.
Je sais également que nous sommes le fruit de gens qui se sont révoltés, ont travaillé, milité contre des ordres injustes, pour que nous soyons mieux traités. Sans leur combat, sans leur engagement, leur travail, nous n’aurions pas été dans notre position actuelle. La mémoire s’efface avec le temps qui passe, elle s’éloigne. On a alors tendance à tout spiritualiser sans comprendre que nous sommes autant des êtres spirituels que des êtres politiques.
Je ne me reconnais pas dans la foi et la vie d’église qui acceptent passivement les drames qui secouent notre pays régulièrement. Je ne me reconnais pas dans la foi qui pense que les problèmes de l’humanité ne peuvent se traiter que spirituellement. L’histoire prouve que c’est faux. Il faut peut-être un mélange de spiritualité, de prières et de combat politique mais pas uniquement la prière, l’attente de l’intervention divine. Sans combat, l’esclavage ne serait pas tombé. La discrimination envers les femmes les empêchant de voter, de s’habiller comme elles veulent ou de posséder un chéquier à leur nom ne serait pas tombée. Sans combat, le colonialisme n’aurait pas reculé. Sans combat, la « profitasyon » dans les magasins, la brutalité des gendarmes, la criminalité, la corruption et le néocolonialisme ne tomberont pas. Je sais que ces mots vous semblent exagérés mais la réalité leur donne tout leur sens…
Nos vies, en Martinique et en Guadeloupe, ne peuvent pas se résumer à nos réunions d’église, notre travail, et au bien-être de nos familles. Pour ma part, je refuse de vivre comme ça ! Par principe et en signe de reconnaissance pour tous les sacrifices que nos aînés ont fourni afin que nous puissions relever la tête dans ce pays.
J’ai des amis et des grands frères parmi vous. J’ai aussi des détracteurs et des gens qui ne me supportent pas parmi vous. Ils ne me dérangent pas. J’ai appris à vivre avec. Je sais que vous ne pensez pas tous pareils. Certains d’entre vous ont une expérience internationale, d’autres non. Certains d’entre vous parlent plusieurs langues, d’autres non. Certains d’entre vous ont été maltraités dans des églises, d’autres ont eu un parcours lisse. Certains ont été considérés comme des problèmes moraux, d’autres ont toujours filé droit sur le chemin des règles établies. Certains d’entre vous ont avancé sur la question du rôle des femmes, d’autres sont encore très rigides. Certains d’entre vous osent enjamber des barrières pour rencontrer leurs prochains, d’autres sont encore bloqués derrière celles de leurs dénominations. Certains d’entre vous cherchent à mieux connaître l’histoire et le pays, d’autres se contentent des évidences. Certains d’entre vous s’intéressent à l’histoire de la chrétienté en pays dominé, d’autres n’y trouvent aucun intérêt. Vous l’aurez compris, je ne vous mets pas tous dans le même sac même si je rédige une seule lettre.
Nos pays sont à une croisée fatidique où les groupes qui les composent n’ont plus le luxe de rester silencieux ou neutres. Je discute avec pas mal de monde. Certains vous voient comme des gens que la religion a désensibilisé au sort de notre peuple, au sort de notre pays. Ils considèrent que la religion chrétienne sert le statuquo en faveur des puissants de ce monde, promeut un pacifisme béat, cultive l’impuissance, la résignation face aux grandes questions socio-politiques. Les mêmes personnes s’étonnent de vous voir indignés et prêts à descendre dans la rue dès qu’on aborde des questions de mœurs comme le mariage homosexuel par exemple. L’église a perdu et perd encore des jeunes parce qu’elle est parfois maladroite ou silencieuse sur toutes ces questions qui les concernent. En effet, lorsque certains jeunes cherchent à poser des questions sur notre histoire, notre identité, sur le pourquoi du comment, la religion le voit d’un mauvais œil ou répond de manière simpliste, sans expertise. Elle ne cherche pas à alimenter la conversation donc les jeunes décident de chercher des réponses ailleurs. Bref, mais c’est un autre débat.
Je ne veux pas abuser de votre patience. Les plus ouverts et les plus patients d’entre vous doivent se demander ce que j’attends de vous. Que pouvez-vous faire ? Déjà, arrêter de penser que vous seuls avez les réponses à tous les problèmes du pays. Le coronavirus et les cyclones n’ont pas épargnés les chrétiens, n’encouragez pas vos fidèles à vivre comme si c’était le cas. Que pouvez-vous faire ? Encourager les membres de vos églises à ne pas considérer les personnes différentes comme des potentiels dangers ou ennemis. Eviter de voir ceux qui ont des avis et des styles de vie différents comme des ennemis de la foi, comme des gens qui n’ont aucun principe ou qui manque de colonne vertébrale morale. Les chrétiens n’ont pas le monopole de la vertu. Que pouvez-vous faire ? Ne pas rester silencieux. Nourrir des débats dans vos églises autour des questions qui secouent nos pays. Faire entendre votre voix hors des pupitres le dimanche ou le samedi. Lorsqu’il s’agit de dignité humaine, de démocratie, de justice, ne restez pas silencieux. Communiquez autrement. Envoyez des communiqués aux médias pour vous faire entendre lorsque des problèmes réclament des réactions, le silence envoyant un mauvais message. N’hésitez pas à répondre aux invitations médiatiques afin qu’il n’y ait pas que les faits divers qui fassent parler des églises.
N’hésitez pas à aller à la rencontre des gens hors campagne d’évangélisation. Mettre les lunettes des autres aide à mieux les comprendre. On devrait rencontrer les gens là où ils sont sans attendre qu’ils soient comme on le voudrait. Si on sait qui on est, on n’a pas à craindre de rencontrer des personnes différentes. Elles ne vont pas nous contaminer. Il nous faut apprendre à rencontrer et mieux dialoguer avec nos gens.
Je répète que nous sommes les enfants de durs combats menés par des non-croyants et des croyants. L’humilité devrait toujours nous conduire à respecter cela même si aujourd’hui les souvenirs de ces sacrifices sont loin dans nos mémoires et parfois même effacés. Ceux et celles qui ont décidé de rompre avec le statuquo ont souvent été critiqué.e.s durement mais le temps leur a donné raison car nous récoltons les fruits de leurs prises de position.
Je n’ai pas écrit cette lettre ouverte pour vous critiquer ou vous mettre dans l’embarras. Je ne l’ai pas écrite non plus par rancune envers certaines églises. Au contraire, je l’ai écrite car c’est en évoluant en leur sein que j’ai acquis une plus grande liberté de parole que je veux utiliser à bon escient. Martin Luther King disait que nos vies commencent à finir le jour où nous devenons silencieux à propos des choses qui comptent. Je veux être constructif. Je l’ai écrite aussi parce que j’assume mon rôle d’écrivain, d’intellectuel à la croisée de plusieurs mondes. Enfin, je l’ai écrite pour dire ma volonté de nous voir, nous chrétiens, mieux prendre notre part à la construction du bien vivre-ensemble dans notre pays.
Dans l’espoir que mes mots vous trouveront en paix et en bonne santé, je vous remercie pour votre ministère et vous souhaite le meilleur.
Schoelcher, le 24 juillet 2020
Steve “Fola” Gadet