— Par Patrick Singaïny[1] —
Comment appréhender la liberté d’expression dans notre espace laïc après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et ses caricatures de Mahomet ?
Je me souviendrai toujours d’Aziz, merveilleux dessinateur et peintre, et de ses amis étudiants en arts, des Marocains, des Algériens et des Tunisiens qui comme moi fréquentaient les cours d’histoire de l’art médiéval à la faculté des arts d’Amiens au début des années 1990. J’ai gardé en mémoire les effets déflagrateurs du premier cours durant lequel j’ai entraperçu, entre les passages de diapositives, des têtes baissées quand l’iconologie de la Vierge et du Christ était dûment abordée et montrée. Pourtant intrigué, il m’était impossible de leur parler, tellement leurs yeux rougis au sortir du cours m’intimidaient. C’est autour d’un thé, qu’Aziz m’a expliqué leur désarroi. Tous avaient cru au prosélytisme. Tous avaient été profondément offensés. Réunis chez moi, mes amis maghrébins ont subi un cours de laïcité. Je me souviens avoir beaucoup insisté sur le fait que l’art qu’ils étaient venus étudier s’était débarrassé depuis longtemps de la tutelle de l’Eglise. Ils n’ont jamais été convaincus. J’ai dû suivre scrupuleusement les cours d’art médiéval, et ceux pour qui l’épreuve était trop difficile à supporter ont été soulagés de pouvoir les photocopier. Quelques uns ont quand même été suffisamment assidus aux cours non sans difficultés existentielles, dont Aziz.
Il n’y a pas, en réalité, de problème entre le Coran et l’image[2]. Il y a une interdiction de figurer le prophète Mahomet. Autrement exprimé, on ne peut représenter ni le prophète, ni Mahomet. Cette indissociation est au cœur des problématiques qui nous interpellent depuis l’assassinat de Cabu, Wolinski, Charb et Tignous, les grandes plumes de Charlie Hebdo.
Aziz et mes autres amis originaires du Maghreb n’étaient pas de nationalité française. Mais leur religion était la même que celles des élèves de confession musulmane de la France hexagonale d’aujourd’hui. Croire que ce sont les moqueries seules qui peinent les citoyens de confession musulmane est un leurre et serait une sous-estimation de la gêne : c’est bien le fait de figurer et le prophète et Mahomet qui initialement pose problème. A ce point tel que les imams les mieux engagés dans les questions autours de la laïcité française recommandent au fidèle de ne pas poser le regard sur la nouvelle une de Charlie Hebdo et de se laisser gagner par la raison : ce ne sont que des dessins répètent-ils comme s’ils voulaient se convaincre eux-mêmes. C’est dire l’immense malaise.
Charlie Hebdo doit-il continuer à figurer Mahomet, même pour lui faire dire, à la place de son dessinateur, « Tout est pardonné » ?
Question à laquelle les principaux intéressés auront à cœur de répondre en leur âme et conscience.
S’il s’agit de continuer à exercer la liberté d’expression telle que leur permet la loi de 1881 qui autorise le droit au blasphème et qui a préparé la loi dite de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905, on peut simplement leur rappeler, à toutes fins utiles, l’article 4 de la Déclaration de 1789 qui fonde la France et son projet universaliste : « La liberté consiste à faire ce qui ne nuit pas à autrui ». Je pourrais aussi rappeler que tout l’espace territorial de la Nation n’a pas intégré ce droit, certes conquis de haute lutte face à une église omnipotente : l’Alsace et la Moselle y sont, par tradition et par croyance, opposées. J’en terminerai en exprimant au nom des miens – Les Réunionnais – qu’il ne viendrait à l’esprit de personne, dans notre île-département français profondément républicaine, où les confessions sont intriquées, où l’œcuménisme n’est pas feint, de se moquer de la croyance de l’autre. C’est tout simplement impensable : notre intraculturalité héritée de la stratification de notre peuplement historique est à ce prix et la laïcité que nous respectons ici est pacificatrice.
Il est possible de montrer tout son talent critique et toute sa dextérité à exercer sa liberté citoyenne pour fustiger les intégristes, les terroristes et l’islam radical sans mentionner Mahomet, sans le figurer. Les caricatures des dessinateurs satiriques du Maghreb qui ont rendu un vibrant hommage à leurs illustres confrères l’on prouvé, surtout quand Allah était convoqué.
Pourquoi le nouveau Charlie Hebdo n’irait pas d’abord à la rencontre de ces frères d’arme ?
La Liberté seule n’existe pas. C’est pourquoi, ce premier terme de notre devise forme avec les deux autres une suite logique qui devrait nous apparaître plus clairement depuis le 11 janvier : Egalité et Fraternité. Nous devrions vivre notre devise au lieu de l’ânonner.
Tous mes remerciements à Danièle Perez, professeure d’arts plastiques, et à son insistance pour que je m’attache à rédiger cet article qui fait suite à l’achèvement d’un petit ouvrage interpelant « l’autre président de la Vème république » et proposant l’écriture collective d’un « nouveau roman national » après l’appel du 11 janvier.
Saint-Denis de La Réunion, 21 janvier 2015.
[1] Essayiste, artiste contemporain et enseignant en arts plastiques. Auteur de trois essais : La France une et multiculturelle (avec Edgar Morin), Fayard, 2012 ; Aimé Césaire, pour toujours, Orphie, 2011 et Images hantées, anté-images (avec Séverine Chauveau), Azalées, 2013. Créateur d’un monument à la Fraternité nationale et à la personnalité réunionnaise en lieu et place du seul phare encore érigé à Sainte-Suzanne de l’Île de La Réunion.
[2] « Si certains passages du Coran abordent le problème de la représentation, aucun cependant ne l’interdit clairement. Une seule chose est certaine : les idoles y sont prohibées. » Oleg Grabar, l’un des plus grands spécialistes de l’art islamique interrogé par Le Point en 2010.