— Par André Lucrèce —
D’abord, je voudrais te féliciter pour la qualité de ta réflexion et la précision de ton écriture. Le livre est agréable à lire et interpelle par la gravité des thèmes abordés. Les rappels historiques évoqués resituent les problèmes soulevés dans le contexte du capitalisme planétaire qui commence, comme tu le rappelles, par la colonisation honteuse, laquelle a permis à la France une accumulation nécessaire à son développement capitalistique.
Donc oui, la Martinique a contribué à l’enrichissement européen, avec le cortège ignoble de la traite négrière, de l’extermination des amérindiens et de la mise en esclavage de milliers d’hommes et de femmes auxquels aucuns traitements barbares ne furent épargnés. Et cet attirail fut labélisé par l’Europe au point d’en faire une religion à prétention universalisante, sacralisée par les bulles papales dès le XVème siècle, religion qui conférait s’agissant des terres nouvelles aux envahisseurs européens la liberté « de les envahir, conquérir, emporter et subjuguer, et de réduire en perpétuelle servitude les personnes qui y habitent ». Ce processus historique fut même considéré par certains comme une
« humanisation de la planète ». Je rappelle tout cela dans mon livre Antilles, Les paroles, les visages et les masques.
Et comme tu le fais également dans ton livre Lettre à ma fille sur le changement climatique, nous pouvons tirer aujourd’hui les conséquences sociétales, économiques et écologiques de la continuité capitalistique qui ont conduit la planète à la situation dans laquelle elle se trouve : réduite à alimenter un marché mondial, globalisée, exploitée et martyrisée.
C’est la religion d’accumulation de richesse, ce culte de l’argent qui fonde cette mentalité de prédateur dans nos sociétés modernes. C’est cette mentalité prédatrice qui a conduit à cet avilissement du vivant jusqu’à la dévastation organisée de la terre. En Martinique, nous sommes bien placés pour en témoigner : chlordécone, glyphosate et autres produits dévastateurs se sont attaqués au vivant, détruisant de multiples espèces, empoisonnant les eaux et les terres, provoquant chez les individus des taux de prévalence jamais atteints. D’où nos préoccupations à concevoir un autre monde. Mais la conception et la création de cet autre monde doit aujourd’hui tenir compte de l’ampleur de la tâche. L’argent, la marchandise, l’économie container, les ciels artificiels, et la corruption qui en découle, peuplent nos cerveaux à tel point que la conception et la réalisation d’un autre monde exigent une lutte acharnée afin de transformer les conditions d’existence et la culture socialisatrice des individus.
Il est clair qu’un tel système crée des inégalités importantes dans les collectivités humaines. Ce n’est pas par hasard si l’épidémie liée au coronavirus a montré l’existence de tensions au sein des sociétés qui livrent une partie de leur peuple à la précarité. Chez nous, il y a une grande probabilité que la nôtre soit confrontée à un chômage plus massif encore, en particulier chez les jeunes dont une fraction non négligeable quitte déjà chaque année le pays natal.
L’épidémie que nous avons subie doit nous interroger davantage à propos de notre mode de vie et nous amener aux changements décisifs. C’est Roland Barthes qui disait : « La science est grossière, la vie est subtile ». Or l’école de maintenant instruit sur la base du sens contraire. Pas étonnant que nous connaissions aujourd’hui un crépuscule de l’enthousiasme que notre société paye au prix fort pour avoir négligé les règles du vivant jusqu’à l’autodestruction. Notre société n’arrive plus à différencier l’estimable et le vulgaire, l’éminent et l’insignifiant, là où toute intuition se révèle marchande. La tâche est donc immense.
* Marianne Louis, Lettre à ma fille sur le changement climatique, Librinova, 2020