— Par Dominique Taffin, Ancienne directrice des Archives de Martinique —
Quelques mots, quelques touches de souvenirs, qui s’accrocheront peutêtre à la mémoire que tant de Martiniquais qui t’ont bien mieux connu que moi garderont, je l’espère, longtemps. Bizarrement, c’est un tutoiement qui me vient, alors que nous nous sommes dit vous tout au long des quelque trente années qui mesurent l’écart entre notre première rencontre et la dernière, début 2018. Pardonnez-moi d’abandonner la neutralité professionnelle de l’archiviste et de naviguer entre les deux ! C’était, je crois, à la fin des années 1980, aux Archives d’outre-mer où, jeune conservatrice, je rencontrais un petit homme, à l’œil clair et au ton sans réplique qui exigeait d’avoir accès sans délai et sans restriction à toutes les archives concernant Césaire. Il aura fallu que je vienne travailler en Martinique pour que je comprenne les tenants et aboutissants de ce comportement péremptoire qui m’avait tant indisposée à l’époque : au-delà d’un trait de caractère forgé par ton parcours individuel et par la haute idée de ta mission, c’était aussi une posture d’attaque face à la culture du secret qui pesait sur tout ce qui relevait de l’histoire contemporaine de la Martinique. Même 1848, c’était encore un peu hier quand est survenu le cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage qui a fait bouger les lignes !
Vous avez marronné dans les fonds d’archives
L’histoire a été pour vous un combat, dans lequel vous vous étiez engagé avec passion, d’abord pour mettre à la portée des lycéens et étudiants les documents d’histoire antillaise, comme votre contemporain Jacques Adélaïde-Merlande. Militant politique dès l’adolescence, c’est par la recherche historique que vous avez côtoyé des personnes qui auraient été sinon de simples « ennemis de classe », comme Bernard Petitjean-Roget, avec lequel vous avez marronné dans les fonds d’archives de la rue Oudinot, à une époque où il fallait montrer patte blanche pour voir les documents de moins de 60 ans d’âge ; c’est aussi la recherche historique qui vous a fait mettre en lumière les formes de résistance à l’oppression coloniale économique et politique (au sujet du 22-Mai et de l’abolition de l’esclavage, ou sur la grande grève de 1935), tout en refusant les conceptions téléologiques et simplificatrices de l’histoire.
(…) A l’heure où, en France et dans la communauté historique internationale, l’idée du rôle social de l’historien, celui de participer à l’écriture d’une histoire publique qui ne soit pas laissée aux mains des manipulateurs de mémoire, qui ne soit pas un nouveau « roman national » linéaire, mythifié et sans esprit critique, reprend de la vigueur, on aurait bien tort d’oublier qu’avec quelques-uns de votre génération, vous aviez lancé ce travail en Martinique (…)
Avoir le temps de transmettre
Quelque jugement qu’on porte sur cet aggiornamento, on ne peut dénier le courage qu’il a fallu pour prendre ces chemins et pour rester comme un poil à gratter de la classe politique martiniquaise : car on ne saurait oublier aussi votre goût de la vraie polémique, pas celle qui se nourrit dans les poubelles, mais celle qui amène à se poser des questions de fond, même sans partager vos conclusions (…) Comment oublier aussi que grâce à vous, de précieux documents écrits ou audiovisuels sont aujourd’hui aux Archives, à la disposition des chercheurs : enregistrements de la radio locale, malheureusement négligés par les responsables successifs des antennes ; archives du Parti communiste martiniquais, qui fête maintenant son centenaire ; et bien sûr, l’ouvrage de longue haleine, qui sera votre dernier, et qui vous valut maints palabres avec l’éditeur, celui de l’édition des écrits politiques de Césaire (…) L’urgence qui t’animait, c’était aussi d’avoir le temps de transmettre et de rendre l’hommage juste à cet homme, ce « géant », que tu avais côtoyé dès l’adolescence. Je t’ai connu parce que tu entamais ce projet, et nos derniers échanges ont été tournés vers la réalisation de ce projet, que tu avais repris avec vigueur en 2012, pour le centenaire de sa naissance. Au soir de ta vie, tu as ainsi réaffirmé que le choix de ta filiation intellectuelle t’appartenait. Pour tout cela, Édouard, respè.
Dominique Taffin, Ancienne directrice des Archives de Martinique
Lettre parue dans France-Antilles du 14/08/20