Lundi 9 novembre à 14h | Madiana
— Hélène Lemoine —
« Letters Home » de Chantal Akerman est une œuvre d’une profondeur émotionnelle et intellectuelle rare, une exploration subtile et complexe des rapports mère-fille à travers le prisme de la correspondance entre Sylvia Plath et sa mère, Aurelia Plath. Ce film réalisé en 1986 repose sur un matériau de départ particulier : la publication en 1975 des lettres échangées entre la poétesse américaine et sa mère, lettres pleines de non-dits, de regrets, de silences lourds et d’interrogations. Ce n’est cependant pas une simple transcription de cette correspondance, mais une réinterprétation cinématographique qui mêle des strates de sens, de formes et de temporalités.
Dès l’ouverture du film, la machine à écrire, qui dactylographie les mots en ouverture, occupe une place prépondérante. Elle symbolise la littérature, l’écriture, et le processus créatif, qui sont au cœur de l’œuvre de Plath, mais aussi un fil conducteur dans le film d’Akerman. Il y a une tension palpable entre l’écriture comme acte de révélation de soi et l’écriture comme quête d’un apaisement ou d’une délivrance impossible. La machine à écrire, bruyante et régulière, devient ainsi le bruit de fond qui accompagne chaque mouvement des actrices, chaque respiration du film, jusqu’à se fondre avec la respiration de l’acte de création lui-même. Cette tension entre le silence et le bruit, entre le visible et l’invisible, est une caractéristique clé du travail d’Akerman et de son approche du cinéma.
Le film s’ouvre sur un espace vide – une pièce qui pourrait être un décor de théâtre, mais qui, par le biais de la caméra, devient un espace filmique où se joue une mise en scène du souvenir, de l’intime et de la mémoire. Deux actrices, Delphine Seyrig et Coralie Seyrig, incarnent respectivement la mère, Aurelia, et la fille, Sylvia, dans une performance qui évite le pathos et les artifices pour se concentrer sur la densité des non-dits et des émotions retenues. L’espace est minimaliste : une pièce, deux personnages, un décor presque vide. Mais la simplicité du dispositif est trompeuse : chaque regard, chaque geste prend une importance démesurée, et la caméra de Chantal Akerman, discrète mais incisive, capte l’invisible dans les silences qui se déploient entre les deux femmes.
Les rapports entre les deux femmes, entre la mère et la fille, sont marqués par une distorsion douloureuse. D’un côté, la mère semble incarner la clarté, la lumière, la stabilité, et de l’autre, la fille incarne l’ombre, le doute, l’angoisse, un sentiment de flottement et d’inconfort. Le montage suit ce flux émotionnel : les regards s’échappent, se croisent, mais ne se rencontrent jamais pleinement. Ce qui se dégage, c’est une impression de scission inévitable : la mère attend, la fille fuit. Ce dialogue de sourds, ce face-à-face qui n’en est pas tout à fait un, traduit la frustration d’un amour trop lourd et trop compliqué pour se cristalliser en réconfort.
Les lettres échangées entre Sylvia et sa mère sont le cœur de ce film, mais leur présence se fait plus vive dans la tension entre l’écriture et l’absence. Le texte écrit n’est pas seulement un moyen de communication, mais aussi un espace où l’individu se cherche, se définit, cherche à comprendre ce qu’il est et ce qu’il devient. Le film met en lumière ce paradoxe : la correspondance est en soi une tentative de connexion, mais elle n’arrive jamais à combler le vide entre les deux femmes. Sylvia écrit à sa mère, mais le poids de la maternité, du rôle de la femme dans la société, les empêche de se rejoindre. Les lettres sont à la fois des ponts et des murs.
Les thématiques du rôle de la femme, de la maternité et de la création artistique sont omniprésentes. Le film interroge ce qu’il signifie être une femme, une fille, et, surtout, ce qu’il signifie être une artiste. La maternité, avec son poids d’attentes et de sacrifices, semble parfois étouffer l’expression de Sylvia, qui, à travers l’écriture, tente de se libérer d’une pression familiale et sociale. Les gestes, les postures des deux actrices – notamment Coralie Seyrig qui incarne Sylvia Plath – traduisent cette tension entre la création artistique et l’angoisse existentielle. Le corps de Sylvia, constamment en mouvement, semble en quête d’un souffle, d’une échappatoire ; mais il est toujours rattrapé par les figures du passé, la figure de la mère, la figure de l’attente.
Le montage du film, réalisé en collaboration avec Claire Atherton, joue un rôle fondamental dans la construction de cette dynamique. La caméra se fait intime, presque intrusive, souvent placée à hauteur de regard, capturant chaque geste, chaque nuance de lumière et d’ombre sur les visages des actrices. Les regards manqués sont omniprésents, tout comme l’importance des contre-champs : ces scènes où la caméra capte l’actrice de profil, ou en arrière-plan, comme si elle était toujours à la périphérie de l’image, jamais au centre. Ce mouvement perpétuel de fuite, de retour, de confrontation, se fait écho à l’expérience d’une femme qui cherche à échapper à sa condition, à sa filiation, mais qui, au fond, ne peut s’en défaire. Les silences, lourds, presque oppressants, sont tout aussi importants que les mots. C’est dans ces moments de silence que se dévoile toute la douleur de ce lien indéfectible entre mère et fille.
Akerman, fidèle à sa démarche cinématographique, refuse de donner une réponse facile ou une résolution à cette histoire. La fin du film, comme l’ensemble de l’œuvre, demeure ouverte, énigmatique. Sylvia, comme à l’image de son auteur Sylvia Plath, se trouve à un carrefour de sa vie, tiraillée entre la création artistique et la maternité. Le film ne livre pas une solution à ce dilemme, mais il le met en scène avec une intensité rare, capturant cette douleur de vivre, cette impossibilité de concilier les exigences de la vie personnelle et de la création artistique. Le film, comme les lettres elles-mêmes, reste un document de résistance : une tentative d’entrer en contact avec l’autre, d’atteindre l’autre, mais sans jamais y parvenir complètement.
En cela, « Letters Home » devient un film sur le temps, la mémoire et l’identité. Ce n’est pas seulement un film sur Sylvia Plath ou sur son œuvre, c’est un film sur ce que signifie être une femme et une artiste dans un monde qui exige tout et ne laisse rien. Akerman, en réinterprétant cette correspondance, met en lumière la tragédie d’un destin féminin inévitablement marqué par l’héritage maternel, l’attente, le silence, et la lutte incessante pour exister autrement. Elle n’offre pas de solution, mais une immersion totale dans la quête infinie de comprendre et de se comprendre à travers les autres, à travers la mère, la fille, et les mots.