– « Qui va là ? », Hamlet, Shakespeare
Au début du XIXe siècle, les ambitions colonialistes de la France subirent coup sur coup deux défaites qui sonnèrent le glas de son expansion impérialiste au Moyen-Orient et en Amérique. Deux épidémies eurent des conséquences majeures sur le moral, la santé et l’aptitude au combat des troupes françaises et de leurs supplétifs locaux confrontés à un environnement hostile, la chaleur extrême du désert et la pestilence tropicale de l’île, locus terribilis inhabitable, infesté d’aèdes vecteurs d’infection.
Telles furent la peste bubonique lors de l’Expédition d’Égypte (1789-1801), campagne dirigée par le général afro-caribéen né à Jérémie (Haïti) Thomas Alexandre Dumas, « le fils de la négresse » qui versa sa part de gloire à la France, et la fièvre jaune (1801-1803) survenue en deux vagues lors de l’expédition esclavagiste de Saint-Domingue. Les soldats français succombaient au vomito negro, sang noirâtre sorti des entrailles. Port-au-Prince était transformé en mouroir, ce qu’il restait de troupes en débandade se réfugiaient dans les réduits côtiers.
L’Égypte et Saint-Domingue étaient des fronts militaires certes éloignés mais unis par une stratégie commune. À deux reprises, des flottes de guerre en direction de Saint-Domingue furent déroutées vers l’Égypte. Parce que la perte de Saint-Domingue était inacceptable pour la France, le premier consul Bonaparte, influencé par le lobby des planteurs, nomme son beau-frère le général Emmanuel Leclerc, mari de sa sœur Pauline, à la tête d’un corps expéditionnaire fort de 30 000 hommes dans le but de rétablir l’esclavage sur l’île de Saint-Domingue, la colonie la plus prospère de l’histoire de l’humanité. Et pour cause, dès 1793 l’abolition de l’esclavage y avait été proclamée. Le rétablissement de l’esclavage devait se faire tout en préservant l’autorité et le prestige politique du général Toussaint Louverture qu’il fallait ménager. Après avoir promulgué la constitution autonomiste de juillet 1801, le gouverneur avait réunifié l’île – selon les prescrits du Traité de Bâle, l’Espagne cédait à la France la partie orientale de Saint-Domingue. Fin stratège, croyant se jouer des puissances coloniales et de leurs rivalités, Toussaint avait négocié des accords douaniers avec les Anglais qui occupaient les ports de l’île. Trahi, arrêté par ruse, il fut déporté dans les alpes du Jura et mourut de froid au Fort de Joux. Gloire !
À Saint-Domingue, le corps expéditionnaire français non immunisé contre les maladies tropicales fut décimé en partie par la fièvre jaune. Le général Leclerc lui-même et plus de vingt généraux de son état-major furent emportés par l’épidémie. Affaiblie, ayant perdu les trois quarts de ses troupes, l’armée française sous le commandement du général Rochambeau appliqua un régime de guerre totale : terreur, génocide et exécutions sommaires des officiers indigènes, autant d’actes indignes de toute nation prétendant aux annales de la civilisation. La capitulation de l’armée française eut lieu après des batailles lourdes en pertes et en sacrifices. Liberté ou la mort ! Sa ki mouri…!
La révolte des esclaves s’accompagnait d’un art de la guérilla rompu à l’usage des agents biologiques. Les empoisonnements, la pollution des puits et des sources par les marrons dont le célèbre Macandal, prêtre vaudou, maître des carrefours et des potions magiques, avaient semé la terreur chez les planteurs. Les révolutionnaires avaient trouvé dans le flavirus de la fièvre jaune un allié naturel inattendu qui fit de la lutte de libération contre l’oppression coloniale l’un des premiers théâtres modernes de l’application d’une arme biologique.
Par ces temps de pandémie, ce devoir de mémoire fournit le cadre utile et nécessaire pour mieux appréhender la répétition tragique de l’histoire d’Haïti depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 à son domicile par un escadron de la mort. Le vide institutionnel qui s’ensuivit restera marqué par la mort une semaine auparavant du président de la Cour de cassation. Second personnage de l’État, le magistrat était sensé remplacer le président de la république en cas de vacance présidentielle. D’aucuns s’indignent qu’il n’y a pas eu d’assassinat de chef d’État en Haïti depuis plus d’un siècle. C’est une courte vue. Le virus de la violence politique, comme la réactivation des agents pathogènes humains de la haine et du tribalisme dans ce siècle en évolution, n’est jamais mort. Il guettait, dormant, jusqu’à ce que des circonstances extrêmes le ramènent à la surface des faits et à la vie.
La personnalité de Jovenel Moïse est un facteur essentiel pour comprendre son attitude despotique. Tourmenté par les événements qui ont secoué le début de sa présidence, le détournement du fonds Petrocaribe de 4,5 milliards de dollars, l’inculpation personnelle dans le rapport de la Haute Cour des comptes et obsédé par la crainte de ne pas terminer son mandat voire même d’être assassiné, Moïse opte pour une politique d’autoritarisme et de proximité avec les gangs armés pour éliminer toute velléité d’opposition et aller de force aux élections. Accusés d’assassinats, enlèvements, rançonnages, trafics d’armes et de drogues, les janissaires deviennent les voyous repentis de la géographie de l’injustice. Le pouvoir bascule hors du contrôle d’un président sans grande expérience, devenu une sorte de proscrit politique avant d’être célébré, sans qu’il puisse impacter le cours des événements sinon qu’en changeant de premiers ministres intérimaires.
Les gangs armés manipulés par différents commanditaires s’émancipent de leur vassalité, se déguisent en forces révolutionnaires, avant-garde du lumpen-prolétariat et commencent à tenir un discours politique empreint de revendications sociales et de slogans coloristes. Kraché difé, Lanmô 100 jou, 400 Mawozo, G9 en fanmi e alye manyen youn manyen tout, Domi lan boua, Ti Lapli, 5 Segond IZO, les Baz (bases) usent pour s’identifier des tropes d’une poétique violente plus efficaces que les acronymes indigestes des partis politiques. Si les bandes se liguent en alliances conjoncturelles sur fond de rivalités territoriales pour le contrôle de l’économie criminelle, leur communication cherche à séduire l’imaginaire par des discours convaincus de la dimension théâtrale de la parole politique, de ses procédés rhétoriques comme de ses effets de langage. Sur fond d’opacité et de sacré, il est difficile de ne pas y entendre la manifestation d’une pratique singulière ancrée dans les poétiques de l’oralité créole.
Le poète n’est-il pas toujours en avance sur le politique ? Primauté de la poésie à la démesure d’un emmêlement de rafales de cartouches et d’ancienne servitude. Dans un monde privé de Dieu, Émelie Prophète a tiré un roman, Les villages de Dieu (Mémoire d’encrier 2020), assez sobre dans ses effets et comme modeste malgré son ampleur, écrit à l’horizon du refus universel d’obéir. La propre monstruosité d’une population livrée à elle-même, complice parfois des enlèvements qu’elle applaudit, est le prix à payer des crimes s’étendant sur la terre haïtienne, au-delà de celle-ci. Est-ce à ce prix terrifiant, cette fois-ci inhérent au langage ruiné des réseaux sociaux, que les mots se nourrissent les uns des autres, n’arrêtent plus, comme les ruines, de se reproduire, langage et monde de gravats et de pierres, verbe lui aussi ravagé par le crime ?
Objet de la justice poétique, l’oligarchie héritière du colonialisme est traitée de boujouazi santi (bourgeoisie répugnante) par le nommeur Jimmy Chérizier, alias Barbecue (nom d’origine arawak), animé par une tentation démiurgique. Ce chef charismatique, un ancien policier sous le coup d’un mandat d’amener, rejette les polarités dérisoires du marais politique et renvoie le PHTK et l’opposition à la même enseigne corrompue. Sont désignés au pillage les banques, les concessions de véhicules automobiles, les centres commerciaux, les dépôts appartenant à l’oligarchie syro-libanaise, compagnons d’une autre forme de rapine. Les rançonnages se multiplient. Les quartiers populaires sont les villages du diable. Les policiers abattus en direct. La violence est militarisée.
Sûrement pour citer Hannah Arendt, la philosophe de la banalité du mal (1963 : 230), « cette période – peut-être la plus dramatique de l’histoire – ouvre la porte grande ouverte aux démagogues de toutes sortes et de toutes couleurs ».
La hantise inégalitaire se répand dans un pays aux abois, démédicalisé à outrance et orphelin d’une démocratie spirituelle qui pourrait vivifier son âme. D’occupation étrangère en mission de pacification, d’épidémies en cataclysmes naturels, les valeurs hypocrites des institutions internationales ont dégénéré, livrant la population à une infinité de microtraumatismes urbains pernicieux, fortement instables et incapables de procurer une forme de vie acceptable heureuse. Au fond, Haïti est devenue la caricature d’un rêve qui a mal tourné. Endeuillé par la perte de sa souveraineté qui caractérisait cette patrie de braves, appesanti de nouveaux racismes postcoloniaux, étouffé économiquement par quelques familles qui en ont fait leur comptoir, le pays rêvé est en guerre contre lui-même, désuni, décivilisé, psychotique. Ironie de l’Histoire, c’est la chute de l’Empire ottoman, attaqué par les puissances européennes chrétiennes et secoué brutalement par la campagne d’Égypte entreprise par Napoléon Bonaparte qui jeta les exilés d’origine syro-libannaise sur les rives d’Haïti.
Nous avons su les accueillir. Pour mémoire, Madame Clitus Douyon, née Inercile Télémaque, femme d’affaires et armateur maritime de la Caraïbe de Pointe-à-Pitre à Kingston et Curaçao, fonda aux Cayes le premier orphelinat dédié aux enfants des migrants orientaux. Hommage ainsi rendu à l’aïeule maternelle et aux femmes de la ville qui prirent soin de leurs fantômes ombilicaux.
Dans ce pire des mondes, le corps affreusement torturé de Jovenel Moïse, homme de paille de l’oligarchie, que dis-je, homme de banane – hein ! – qui eut l’arrogance de se dresser contre les maîtres en dénonçant les contrats d’électricité et les franchises douanières, est le symbole majeur de ce destin devenu cauchemardesque. Dans une tautologie imparable, la mutilation de son corps en fait un héros sacrifié pour les foules indivises. Le président ne pouvait que sombrer dans une logique paranoïaque selon laquelle il était entouré d’ennemis aussi perfides que dissimulés, cette logique de l’intentionnalité où il ne pouvait y avoir que des trahisons. L’ennemi était dans sa propre chair. Le peuple tout entier n’était qu’une poignée de traîtres. Le voilà hébété par le trauma des images d’holocauste à la machette circulant sur les réseaux sociaux, peuple silencieux et prostré, ébloui par la mise à mort de l’homme de Trou-du-Nord, se demandant quel chiffre secret se loge dans la date du 7.7.2021. Numérologie folle à lier sans doute dans la borlette. Dans les termes de Nietzsche, il faudrait dire qu’on « a érigé tout ce qui abaisse et détruit l’homme » et selon les termes complémentaires d’Adorno, on a oublié d’appliquer à cette humanité haïtienne la « doctrine de vie juste ».
« Qui va là ? […] Halte-là et dites qui vous êtes. » Aucune sentinelle comme dans l’acte premier du Hamlet de Shakespeare ne posa cette question aux fantômes qui allaient encombrer notre conscience de l’œil crevé de Jovenel Moïse. Le spectacle est celui de l’horreur, de l’atrocité et de la transgression de toutes les limites avec des scènes de torture, de mutilation, d’exécutions crapuleuses, de meurtres et sûrement de suicides.
L’une des aliénations récurrentes de l’histoire d’Haïti est la violence née de la sauvagerie raciste coloniale. Comment comprendre la remontée du puissant flot de la modernité qu’est la fondation du pays lorsque les fractures intimes et sociales se perpétuent à travers la domination des castes, des structures politiques et des institutions racistes immuables ? Ce sont les mêmes puissances coloniales qui au 18e siècle signèrent les accords tripartites de division de l’île à leur profit, les mêmes atrabilaires de la tutelle, les mêmes forcenés de la dépravation qui forment aujourd’hui les pays du Core Group. Le déni démocratique autorise ces puissances à dicter aux Haïtiens, dans le mépris le plus abject de leur souveraineté nationale, les conditions honteuses de leur vie politique rongée par le trafic de drogues, la dévastation écologique et la soumission à l’économie de la République dominicaine.
L’insécurité générale qui entourait Jovenel Moïse condamne tout un peuple renvoyé à l’absence de loi. Et l’image de la famille du défunt protégée par des sbires étrangers en armes lâchés sur le sol national durant les funérailles officielles est un symptôme innommable de cette aliénation.
Au nom du procès de la civilisation haïtienne, contre les menaces à l’existence même de la Nation, contre la brutalité envers la citoyenneté haïtienne et son éthique universelle et fraternelle, contre la dépossession de la dignité humaine, l’œuvre interminable de lutte décoloniale anti-raciste est un devenir.
Joël Des Rosiers
27 juillet 2021