Un collectif de spécialistes de la Nouvelle-Calédonie estime que les tensions à Nouméa n’ont rien d’étonnant face au passage en force tenté par Emmanuel Macron et risquent d’anéantir vingt-cinq ans d’efforts de décolonisation pacifique
Depuis trente-six ans et les accords de Matignon (1988), la Nouvelle-Calédonie vivait dans la paix, et des avancées sociales, politiques, économiques considérables avaient été acquises,rendant de plus en plus réelle la construction d’une citoyenneté calédonienne. Et pourtant, il y a quelques jours, Louis Le Franc, le plus haut représentant de l’État français dans l’archipel,constatait : « On s’engage tout droit dans une guerre civile. » Qu’y a-t-il d’étonnant à cela,quand on considère la brutalité de la méthode choisie par Emmanuel Macron pour sortir de l’accord de Nouméa ratifié en 1988, celle du passage en force ? Le 23 novembre 2021, nous-alertions dans une tribune publiée dans Le Monde sur les risques de la méthode choisie.
Contrairement aux affirmations du chef de l’État, les référendums successifs en 2018, 2020 et 2021 ne constituent en rien un règlement définitif du contentieux colonial, comme l’avaient espéré en 1998 les signataires de l’accord [de Nouméa], engageant alors l’archipel sur la voie inédite d’une décolonisation négociée.
Car depuis 2021, qui peut encore croire à la neutralité d’un État prétendument « arbitre » ? De la nomination au gouvernement Borne de Sonia Backès, cheffe de file des loyalistes les plus radicaux, à la désignation du député calédonien Nicolas Metzdorf, anti-indépendantiste intransigeant et membre du groupe Renaissance à l’Assemblée nationale, comme rapporteur du projet de loi sur la modification du corps électoral, l’État français a pris fait et cause pour le camp loyaliste, quoi qu’en disent l’Élysée et Matignon.
Le Front de libération nationale kanak et socialiste a pourtant fait preuve d’ouverture en acceptant de discuter d’un dégel partiel du corps électoral, fixé dans l’accord de Nouméa, à condition que ce point capital soit débattu au sein d’un accord global. Mais la réforme brutale imposée depuis Paris empêche tout dialogue serein sur l’avenir institutionnel de l’archipel. S’agit-il d’un aveuglement volontaire du gouvernement français ? Les premières réactions à l’explosion de violence qui secoue la Nouvelle-Calédonie depuis le 13 mai en disent long sur l’incapacité de nos dirigeants à comprendre et à mesurer cequi se passe à 16 700 kilomètres de Paris.
Les affrontements sont interprétés en termes de délinquance juvénile, de phénomènes de bandes ou comme étant l’action de « racistes anti-Blancs », selon Nicolas Metzdorf. Les manifestations indépendantistes organisées quelques jours plus tôt, les 13 avril et 8 mai, ont pourtant rassemblé une foule nombreuse, jeune et disciplinée dans un climat apaisé, quasi familial. Comme l’a fait observer l’historien calédonien Louis-José Barbançon : « La jeunesse kanak est nationaliste. (…) Le discours qui circule dans les cercles étatiques, visant à accréditer l’image d’une revendication d’indépendance portée par des leaders vieillissants rejetés par leur jeunesse, est un leurre dangereux » (Le Monde, le 14 mai).
Décolonisation négociée
Pourquoi les dirigeants français actuels restent-ils myopes face à une situation sociale potentiellement explosive dans le Grand Nouméa, où vit désormais la moitié de la population kanak et où les inégalités sont criantes ? Pourquoi cette surdité face aux inquiétudes exprimées par trois anciens premiers ministres (Jean-Marc Ayrault, Manuels Valls et Édouard Philippe) quant à la méthode employée par le gouvernement ? Pourquoi une telle fin de non-recevoir opposée aux demandes de la majorité des élus du Congrès de Nouvelle-Calédonie de renoncer à la réforme du corps électoral afin d’éviter les risques de troubles à l’ordre public ? Tous les Calédoniens paient le prix aujourd’hui de ces choix politiques dangereux.
Le déploiement de l’armée pour réprimer l’explosion de colère de la jeunesse kanak, la déclaration de l’état d’urgence rappelant terriblement la politique suivie pendant la guerre d’Algérie, la stigmatisation des militants indépendantistes et l’assignation à résidence de certains de leurs leaders risquent d’anéantir plus de vingt-cinq ans d’efforts de décolonisation dans la paix, le dialogue et le respect.
Contrairement à ce qu’affirmait Emmanuel Macron dans son discours de Port-Vila [la capitale du Vanuatu] du 27 juillet 2023, la France ne saurait donc s’honorer d’être « à l’avant-garde de l’autodétermination des peuples », dans le cadre d’une stratégie Indo-Pacifique « respectueuse de l’histoire des peuples autochtones, respectueuse des cultures qui sont présentes, respectueuse des collectivités ». A l’heure où la Nouvelle-Calédonie compte les morts (déjà trois jeunes Kanak et deux gendarmes tués), il n’est plus suffisant de pointer la distorsion entre les paroles et les actes. L’adoption par l’Assemblée nationale du projet de loi constitutionnelle sur le dégel du corps électoral sur l’archipel est une rupture de la confiance si difficilement construite, une trahison de plus qui rouvre les plaies d’une histoire coloniale dont nul ne peut ignorer le poids aujourd’hui.
En prendre la mesure, en œuvrant à une décolonisation négociée, est un impératif absolu auquel ni le chef de l’État ni le gouvernement français ne doivent se soustraire. Pour garantir la paix et le progrès à tous les Calédoniens, il faut prendre en considération tous les interlocuteurs ayant contribué à la construction et à la réussite des accords de Matignon et de Nouméa pendant trente ans, et rouvrir le temps d’un véritable dialogue, sans quoi la moindre parole, annonce ou décision ne fera qu’aggraver la situation. Que visent le gouvernement et le chef de l’État en persistant dans cette méthode ?
Christine Demmer, anthropologue au Centre national de recherche scientifique (CNRS) ; Christine Hamelin, sociologue à l’université Versailles-Saint-Quentin ; Pierre-Yves Le Meur, anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement ; Isabelle Merle, historienne au CNRS ; Michel Naepels, anthropologue CNRS-Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Marie Salaün, anthropologue à l’université Paris Cité ; Christine Salomon, anthropologue ; Eric Soriano, politiste à l’université Paul Valéry-Montpellier ; Benoît Trépied, anthropologue au CNRS ; Eric Wittersheim, anthropologue à l’EHESS
Source : Le Monde