— Par Patrick Chamoiseau —
J’aime bien l’idée de lucioles car elle ne fait qu’ouvrir des possibles, des lignes de fuite, des capacités à simplement imaginer, à réenchanter et à s’enchanter soi-même. C’est plus sain que d’allumer de grands projecteurs ou de dessiner un horizon radieux. De trop vastes lumières élimineraient toutes les ombres et nous feraient basculer dans une pensée de système avec tous les risques de totalitarisme que cela suppose.
Des milliers de personnes meurent en méditerranée, et en face, nous avons quoi ?
Un imaginaire politique européen, voire mondial, qui accepte cet état de fait et qui, pire, n’est même pas en mesure d’avoir une réaction simplement humaine. On laisse mourir comme si ceux qui sont en train de mourir n’appartiennent ni à ce monde ni au genre humain. Et pire : on laisse mourir comme si les opulences régnantes n’ont aucun rapport avec les drames, les guerres, les crimes, les déraillements qui propulsent ces personnes en souffrance. La nuit se trouve là : quand la décence, la compassion, l’humanité sont invalidées, s’amenuisent ou disparaissent de la conscience internationale. Cela veut dire qu’une pensée de système, une obscurité systémique, domine le monde et quelle n’offre à ceux qu’elle habite qu’une vision déformée, réduite, desséchée du monde. Cette momification de l’imaginaire mondial s’appelle le néolibéralisme avec ses frénésies financières autour d’une démesure irrationnelle de profit et d’accumulation. C’est cela la nuit. Elle est totale, on pense dedans, on rêve dedans, et on s’oppose dedans sans jamais en sortir. C’est pourquoi il ne faut pas sombrer dans une opposition de système, dans un contre système. Il faut d’emblée s’inscrire dans une poétique, un tout-possible qui vous préserve du dogme dominant. Il ne s’agit pas d’effectuer un simple renversement ou une seule inversion de valeurs mais de fournir l’effort d’un écart déterminant. Il faut là, non pas simplement résister mais exister autrement. Imaginer résolument un autre monde, l’inventer de toutes pièces s’il le faut, et agir en fonction de la plus vaste, la plus diversifiée, et la plus radicale humanité possible.
C’est l’esprit des lucioles.
Pas de dogme, pas de pragmatisme, pas de réalisme assassin, pas de recette toute faite, pas de système.
Juste une éthique souveraine !
Ceux qui agissent comme il faut, ces milliers de personnes qui accueillent, qui aident, qui sauvent, qui le font selon une spontanéité d’ouverture, de compassion et d’empathie, sont des lucioles. En face d’eux, au-delà de leurs propres souffrances, les migrants voient un autre monde, d’autres espaces, ils ont une intuition ouverte du monde, c’est pourquoi leurs yeux sont des lucioles qui peuvent nous enseigner des choses. Mon texete « Frères migrants » sa l’ambition d’en être aussi car il déploie une autre vision du monde qui est la poétique glissantienne de la mondialité. Sa première ambition est de permettre à tout un chacun de distinguer des lucioles, car pour les voir il faut disposer de l’imaginaire qui sait les identifier, de cette générosité de la vision qui sait les reconnaître. Quand les lucioles deviennent visibles, cela veut dire que nous n’avons pas épuisé nos ressources et que du possible échappe à la désespérance.
Patrick Chamoiseau, conversation avec Charly Verstraet à propos de « Frères Migrants », 2017.
Illustration de Didier Viodé, 2016.