Les visages et les corps
De Patrice Chéreau
Mise en scène et jeu : Philippe Calvario
Théâtre de la Condition des Soies,
Festival d’Avignon, du 5 au 27 juillet 2014
Ce spectacle fut créé il y a trois ans au Quartz de Brest, au moment où Patrice Chéreau- grand invité au musée du Louvre- signait une suite de propositions artistiques et un ouvrage du même titre.
Le spectateur est en présence d’un texte, plutôt que de lecture, on parlera ici d’une mise en voix et en espace du texte, car c’est de cela qu’il s’agit, la lecture étant plutôt un exercice de solitude et d’intimité⋅ Ce déploiement dans le temps et l’espace cherche à restituer l’émotion vibrante de l’écriture⋅ Et ce texte est en tout point admirable⋅ P⋅ Chéreau y rend compte de sa vie et de sa carrière théâtrale, étant entendu que chez lui particulièrement, les deux sont indissociables. Sa méditation intéresse au premier chef ce concept de « carrière » théâtrale qui engendre chez lui tant d’angoisse. Dans cet écrit « à sauts et à gambades », il retrace son parcours de dramaturge, de cinéaste mais aussi son itinéraire d’homme. Le texte se dépolie sur deux lignes parallèles, le théâtre et la vie. Sur la ligne de la vie, c’est son amour pour son compagnon qui s’exprime dans toute la force d’un désir partagé et toutes les affres inhérentes à la vie amoureuse. Donc, deux textes en un, qui se déroulent en parallèle et en écho. Car l’auteur souligne à quel point le désir – et la mort du désir- constituent le fil directeur de son œuvre-vie. On a besoin de ce néologisme pour évoquer le parcours de P.Chéreau.
Ce système d’écho entre les deux lignes d’écriture est restitué dans la mise en scène par deux lieux et deux modes de parole distincts. Par un retournement paradoxal qui fait la force de cette mise en scène, c’est la parole naturelle, spontanée, qui dit le cheminement de la carrière théâtrale/cinématographique, et c’est une parole contenue, mesurée, distanciée et travaillée par l’artifice du micro qui dit le vivre intime de l’amour.
Les réflexions de Chéreau sur le théâtre sont d’une richesse inépuisables ; elles sont l’œuvre d’un esprit généreux, amoureux de la vie, curieux de tout et d’une sensualité à fleur de peau qui se vit dans la douleur. Aucune forme de souffrance, aucune forme d’amour n’est étrangère à Chéreau. Donc retour sur la solitude de l’adolescent, sur les tourments que s’infligent les amants. Retour aussi sur la recherche du dramaturge. Il cherche sa voie dans une fascination primitive pour l’image. Longtemps il faut habité par l’image des corps, des visages. A la dernière heure, on le voit encore, assis à la terrasse d’un bistrot parisien, observant les passants avec une passion douloureuse, attentif à l’expression des corps , à la silhouette, à la démarche, à l’allure comme façon d’aller. Et il confesse à quel point la transformation progressive du corps de l’acteur dans la représentation théâtrale l’intéresse, allant jusqu’à occuper le centre de sa recherche. Pourtant, dans la dernière partie de son œuvre théâtrale, Chéreau cherche à se débarrasser de cette fascination pour les corps et il fait retour au texte lui-même.
Non moins émouvants que l’évocation de son travail d’homme de théâtre, sont les souvenirs de l’homme et de tous ceux qu’il a eu le privilège de rencontrer. Bel hommage à ses collaborateurs, délicieux portrait de son scénographe préféré, Richard Peduzzi, émouvant défilé de sa galerie de fantômes, tous ces hommes qu’il a croisés, aimés, et qu’il a souvent accompagnés dans la maladie et la mort.
Au total, c’est un hymne à la vie protéiforme, à la curiosité dévorante et à la suprématie du corps humain, sublime ou dégradé, voire mourant. Son écriture théâtrale aura cherché sans relâche à épouser le mouvement et le rythme dionysiaque du désir démonique.
Le spectateur est saisi par l’accent de sincérité de cette parole et par la vérité humaine qui s’en dégage, et il faut dire que Philippe Calvario porte au mieux cette parole. L’identification entre auteur et acteur est troublante ; chacun croît entendre Chéreau lui-même, tant leurs accents, leur gestuelle, voire leurs corps sont similaires. Plus que de jeu d’acteur, il faut parler ici de véritable mimétisme.
Et peut-être est-ce là même la faiblesse de la mise en scène. Car sous le coup de l’émotion, l’acteur finit par s’épuiser, faisant alors obstacle pour le spectateur, et gênant son identification à l’auteur. C’est l’acteur en tant qu’homme qu’on perçoit alors, au lieu qu’il devrait être transparent à la parole qu’il véhicule.
Avignon, le 09/07/2014
Michèle Bigot, correspondante de Madinin’Art dans l’hexagone.