— Par Pierre Juhasz —
La revue Recherches en Esthétique, avec son vingtième numéro, fête sa vingtième année d’existence. Étant un fidèle lecteur de cette revue depuis sa naissance et contribuant, depuis cinq ans, par des articles ou des recensions, à alimenter ses pages, je souhaite, par les quelques lignes qui suivent, participer à cette célébration en évoquant, à travers les vingt numéros parus, ce qui constitue, à mes yeux, la très grande qualité de cette revue et, dans le champ des publications sur l’art, son unicité. Célébration que je souhaiterais sous le signe, non d’une commémoration, mais, comme le dirait Walter Benjamin, d’une remémoration, afin que se dessinent – en plasticien que je suis – les contours du territoire et des horizons ouverts et couverts par Recherches en Esthétique, afin d’esquisser brièvement l’histoire et la géographie qui lui ont donné naissance.
En tant qu’enseignant d’arts plastiques, en tant que plasticien et aussi, parfois, critique d’art, ma réflexion porte sur l’enseignement artistique, sur l’approche discursive des œuvres d’art et plus généralement sur les questions relatives à l’art. C’est ainsi qu’à travers les numéros successifs, l’occasion m’a été donnée de m’interroger sur l’imprévisible dans l’enseignement artistique, sur l’insolite dans l’œuvre de Jean-Jacques Lebel, sur la notion de trouble dans l’Assomption du Titien ou encore, de me pencher sur la question de l’engagement dans l’œuvre de Joan Fontcuberta, ou encore, j’ai eu l’occasion de présenter, dans le dernier numéro, le très bel ouvrage de Jean Lancri sur Etant donné de Duchamp : De l’ombre chez (ou sur) Marcel Duchamp. Si je me permets d’évoquer mes modestes contributions, c’est pour signaler à la fois la diversité des thèmes abordés, mais aussi la liberté donnée aux auteurs dans le choix de leurs terrains de prédilection. Voilà déjà quelques traits qui caractérisent la ligne éditoriale : la diversité des textes autour d’une notion, la liberté laissée aux auteurs et la transversalité des thématiques. Ces traits contribuent grandement à ouvrir et à couvrir un magnifique territoire théorique.
Pour aborder cette revue sur le plan de l’histoire, il est à noter que c’est une histoire d’amitiés plurielles qui a donné le jour à cette revue. L’amitié que Dominique Berthet a lié avec des artistes, des plasticiens, des enseignants, des théoriciens, une amitié fidèle et longue qui a fait que, étant parti il y a plus de vingt à la Martinique, Dominique Berthet a jeté un pont – « a fait pont », comme le dirait André Breton – entre la Caraïbe et la France de métropole et Recherches en Esthétique incarne ce pont.
Mais cette histoire, comme toutes les histoires, est née aussi de la géographie et en même temps, de l’histoire de cette géographie : si on se penche sur les thématiques des numéros successifs, on s’aperçoit à quel point, le rapport au lieu, le rapport à la création antillaise, le rapport aux problématiques locales, à l’histoire du peuple martiniquais, à ses blessures et à ses créations ont constitué et constituent un pôle puissant des réflexions qui jalonnent les numéros successifs et dont le point d’orgue est le numéro vingt, consacré aux créations insulaires. En témoignent les noms des contributeurs illustres ou que la revue a contribué à faire connaître, ou bien encore, ceux sur lesquels s’appuient les réflexions : Aimée Césaire, René Ménil, Édouard Glissant, Ernest Breleur et bien d’autres. Le lieu, le rapport au local, cet ancrage au lieu – « Rien n’aura eu lieu que le lieu, excepté peut-être une constellation »1 écrivait Mallarmé – est un des centres de gravité de la revue, mais ce n’est pas le seul, car curieusement, Recherches en Esthétique possède plusieurs centres de gravité. C’est ce qui lui permet de se décentrer et en se décentrant, de lier centre et périphérie
Le second centre de gravité, donc, est constitué par les thématiques abordées, gravitant toujours autour de la question de l’art. Elles sont transversales et elles vectorisent chaque numéro. Un peu d’histoire. Successivement : « Distances », « Appropriation », « La critique », « Trace(s) », « Hybridation, métissage, mélange des Arts », « Tradition, modernité, Art actuel », « Marge(s) et périphérie(s) », « L’audace », « Errances », « L’ailleurs », « Utopies », « La rencontre », « La relation au lieu », « Le fragment », « L’imprévisible », « L’insolite », « Le trouble », « Transgression(s) », « Art et engagement », « Créations insulaires ». Toute une constellation autour d’un lieu, la Caraïbe, à partir d’elle, mais ouverte sur le monde et qui, en retour, à partir de la richesse des textes et des créations dont il est question, nous permet d’appréhender le monde et l’art, le monde de l’art, celui aussi des grandes métropoles, des autres centres, avec un regard renouvelé, plus profond, rafraîchi, un regard centré et décentré, un regard en même temps panoramique et périphérique.
Autres remarques sur cette constellation de problématiques liées à l’art, toujours à la question de l’art, à son questionnement, sa généalogie, ses centres d’intérêt, son rapport à la vie, son pouvoir, à sa force critique, à sa force de résistance, tout ce qui fait, dans le fond, l’essentiel de l’art :
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le domaine privilégié, sans être pour autant le seul, c’est celui de la création dans les arts plastiques. Recherches en Esthétique, par les questions qu’elle aborde, par le travail approfondi des notions en jeu, représente un magnifique recueil, une très précieuse somme de réflexions et de références pour tous les étudiants, les chercheurs, les enseignants en arts plastiques. Il est à noter d’ailleurs combien cette revue fait référence dans les recherches des étudiants, combien elle est citée dans les bibliographies.
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Les thématiques successives forment une constellation, mais elles ont aussi une généalogie. Et comment ne pas être frappé par la façon dont un questionnement engendre les questionnements suivants. Les articles, l’éditorial, sous la plume de Dominique Berthet, contiennent toujours, de façon très explicite, les questions des numéros suivants. Mais de façon très subtile : pour seul exemple, dans l’éditorial du numéro douze consacrée à « La Rencontre », Dominique Berthet écrit : « La rencontre est une expérience décisive, imprévisible par définition, entre un sujet ouvert, réceptif et un fait. Ce fait important qui survient dans la réalité produit une sorte de déclic. Relationnelle ou esthétique cette rencontre trouble. Les pages de cet ouvrage nous révèlent ce trouble, nous ouvrent à une poétique et à une esthétique de la rencontre ». Deux revues paraissent ensuite : « La relation au lieu », puis « Le fragment ». Enfin, la troisième – le numéro quinze – est consacrée à « L’imprévisible », puis le numéro seize est consacré au « Trouble ». C’est ainsi un tissage des notions qui se produit avec l’ordre des numéros successifs, un tissage ou bien une dimension rhizomatique, si j’emprunte le terme à Gilles Deleuze. Selon le mot de Michel Guérin, c’est un véritable tuilage qui se forme. Tissage, rhizome, tuilage, ou encore constellation, Recherches en Esthétique déploie un champ de réflexion ouvert, multiple, pluriel en continuel déplacement de ses lignes d’horizon.
On peut, d’ailleurs, évoquer le dispositif d’ensemble qui associe un colloque sur le même sujet, colloque qui vient approfondir les réflexions présentes dans la revue et les publications. Il s’agit là d’un dispositif d’une extrême cohérence et d’une grande efficacité. Mais je voudrais souligner à quel point cette revue est précieuse en ce qu’elle capitalise – on peut se méfier du mot, mais je n’en ai pas trouvé d’autres – en ce qu’elle capitalise des réflexions chères aux arts plastiques en tant que domaine universitaire de formation et de recherches depuis maintenant quarante-six ans, un peu plus du double de l’âge de la revue. Recherches en Esthétique partage avec les arts plastiques une communauté d’esprit, probablement par ce que nombre de ses contributeurs viennent de ce milieu, pour ne pas dire de cette famille. Mais par son ouverture, par la diversité des contributions – artistes, théoriciens, poètes, enseignants… –, par la localisation des auteurs, par la dimension transversale toujours ouverte sur tous les arts – littérature, poésie, cinéma, photographie… –, par l’engagement politique dont témoigne les textes, par un regard toujours critique au sens où pouvait l’entendre Baudelaire, lorsqu’il écrivait dans son fameux texte, « À quoi bon la critique » : « Pour qu’elle soit juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons »2, Recherches en Esthétique est irrigué par un sang métissé et c’est ce sang toujours renouvelé qui lui donne toute sa vitalité et la pertinence de ses propos.
Voilà ce que Dominique Berthet écrivait dans le n° 1 de la revue, créé en juin 1994 et paru en 1995, consacré à « Distances » : « Recherches en Esthétique vient de voir le jour. Cette naissance est le fruit d’un défi ; défi que l’on se lance à soi-même, que l’on jette au monde, et dont, comme dans tout défi, on ne sait pas a priori quel en sera le destin. Ce type de défi se retrouve aussi à tous les niveaux de la création : défi de l’acte créateur, défi dans l’acte créateur, défi du discours qui a pour velléité de parler de l’art. Avec la parution de cette revue théorique, dont le propos est précisément une réflexion sur l’art, l’aventure vient de prendre une forme concrète et tangible ».
Nous pouvons dire aujourd’hui que cette aventure, a non seulement pris forme, mais qu’elle a perdurée et qu’elle perdure depuis maintenant vingt ans. Le défi a été relevé. Il a accompli une véritable réussite. Et c’est aussi l’occasion, en ce jour d’anniversaire, de rendre hommage à son géniteur, sans qui cette revue n’aurait pas vu le jour, ne se serait pas développée. Je veux parler de Dominique Berthet, qui par sa parfaite orchestration, obstination, mais aussi patience, année après année est parvenu à faire vivre cette belle revue, revue probablement unique en son genre, revue qui vient d’entrer aujourd’hui, dans ce qu’on peut appeler, la fleur de l’âge. La fleur de l’âge est une chanson de Léo Ferré qui chantait aussi Pour tout bagage, on a vingt ans…
Alors, à l’ombre des refrains de Ferré, que pouvons-nous souhaiter à Recherches en Esthétique, sinon de continuer à vivre pour que continue à vivre cette aventure collective, ces amitiés fondatrices, notre passion partagée pour l’art comme notre art de partager nos passions, donc souhaiter à Recherche en Esthétique qu’elle continue à s’assurer une longue et une belle existence.
1 Stéphane Mallarmé : « Un Coup de Dés Jamais N’abolira Le Hasard » (1ère éd. 1914), in Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1945.