— Par Christophe Dejours* —
Le paradoxe des activités ludiques, c’est qu’elles ont leur utilité : elles permettent, ici, de maîtriser l’angoisse ; là, de maintenir la vigilance, d’accroître la sensibilité et l’habileté professionnelle. Le plus surprenant, c’est que, souvent, les salariés en éprouvent de la gêne, de la culpabilité ou de la honte
Jouer sur les lieux de travail est illégal. » Tel est le jugement rendu en mars dernier par la Cour de cassation, concernant un intermédiaire financier surpris alors qu’il se livrait » à des jeux de hasard avec des tiers. En l’occurrence des paris sur l’élection présidentielle et sur les matches de football « . Ce salarié a été licencié sur-le-champ pour faute grave.
Il va de soi qu’activité ludique et activité de travail sont antinomiques. S’entendent déjà les gloussements d’indignation : » On ne paie tout de même pas les gens pour qu’ils jouent à la belote ou aux échecs, au lieu de travailler ! C’est inimaginable ! » Imagination ? Raisonnons plutôt et intéressons-nous aux réalités du terrain.
Prenons l’exemple des cambistes qui spéculent sur les taux de change. Un jour ils achètent des millions de dollars. Le lendemain ils font l’opération inverse. Entre les deux, ils empochent parfois des bénéfices gigantesques au profit de leur entreprise. Cette activité est risquée. Que le cours d’une devise évolue brutalement dans le sens inverse de celui qui était escompté, et c’est la panique. Les pertes financières peuvent être énormes et l’activité des cambistes devient très coûteuse… pour leur propre équilibre psychique. Soutenir les rythmes et les tensions inhérents à ce travail n’engage pas le cambiste que quelques heures par jour. Sa vie doit s’aligner sur cette exigence du risque et de la décision prise en urgence, sans filet.
En dehors de leur travail, certains cambistes parient sur les courses de chevaux, jouent à la roulette ou au poker. Mais si l’on y regarde de près, on réalise qu’ils jouent tout le temps, y compris sur leur lieu de travail. Avant d’arriver à l’ascenseur, deux cambistes parient sur la position de celui-ci : disponible ? Dans les étages ? Que parient-ils ? N’importe quoi : 200 poulets fermiers vivants, par exemple. Le lendemain, le gagnant reçoit la livraison à son domicile ou… sur son lieu de travail. C’est leur manière d’entretenir constamment la posture psychique nécessaire pour supporter la tension des moments chauds. Entre un cambiste avisé et un cambiste timoré, la marge est faible et la porte n’est pas loin.
Dans la production nucléaire, il arrive que des techniciens de maintenance jouent aussi sur les lieux de travail. En zone chaude, l’un d’entre eux se fait copieusement arroser par le jet de vapeur d’un joint d’étanchéité de circuit primaire, desserré volontairement par un collègue. Plus tard, ils passent l’un après l’autre sous la potence de détection des contaminations radioactives. Les sonneries se déclenchent dans un vacarme effrayant. L’alarme est donnée. Les contrôles techniques sont ordonnés, le processus d’investigation démarre. Pendant ce temps, le technicien ôte sa combinaison de sécurité, son casque, ses gants. Puis il passe sous la douche réglementaire, se soumet à l’enregistrement médical. Son organisme n’a reçu qu’une infime contamination. Le jeu n’est pas fini : les techniciens complices se retrouvent autour d’un verre. Commence la pantomime. Chacun mime un comportement monstrueux : démence, grimaces, danse de Saint-guy, etc. Les agents de maintenance du nucléaire ont peur. Peur des contaminations et de leurs conséquences sur les mutations génétiques, la spermatogenèse, les risques de malformations embryonnaires de leur descendance. La pantomime, c’est la mise en scène comique des anomalies de comportement de petits monstres qui pourraient être leurs enfants.
Dans une raffinerie de pétrole, les ouvriers, la nuit, organisent parfois des » jeux olympiques » qui durent des heures et mettent en action des équipements de sécurité détournés de leur fonction pour confectionner des épreuves du feu : ils ont peur des incendies, des explosions et des intoxications. Grâce à ces jeux collectifs, ils les tournent en dérision. Après enquête, on comprend aussi qu’ils consomment des sédatifs en quantité. L’encadrement est au courant, mais laisse faire, même lorsque, parfois, ces jeux vont trop loin.
Dans les avions de chasse, en pleine mission de » patrouille serrée » où les appareils évoluent aile contre aile, un pilote branche France Inter » pour se distraire « . De la monotonie ? Non. Pour tourner le risque en dérision. Dans la salle de contrôle d’une usine pétrochimique, les agents de conduite des installations jouent au Scrabble. La direction le sait. On peut montrer que c’est une technique subtile pour ne pas s’endormir, garder le silence et établir un type spécifique d’écoute de l’installation : bruits, vibrations, alarmes sonores » normales « . Ici le jeu est adopté pour… travailler mieux. C’est une ficelle de métier.
Dans les services de soins intensifs aux grands brûlés, les infirmières rient trop fort, se racontent des histoires drôles et parfois salaces. C’est parfois le moyen de couvrir, par le jeu et le bruit, les hurlements de malades que des collègues s’efforcent de baigner et dont la perception devient insoutenable mentalement.
Jouer pendant le temps de travail n’est pas exceptionnel. Le paradoxe de ces activités ludiques, c’est qu’elles ont leur utilité : elles permettent, ici, de maîtriser l’angoisse ; là, de maintenir la vigilance, d’accroître la sensibilité et l’habileté professionnelle. Le plus surprenant c’est que, souvent, les salariés en éprouvent de la gêne, de la culpabilité ou de la honte. Et, lorsqu’ils sont sanctionnés, ils s’inclinent en général sans protester car l’audace de se justifier supposerait d’avoir, préalablement, compris la signification de ces jeux. Si leur invention est intentionnelle, si la participation collective à ces pratiques est parfaitement consciente, en revanche, la signification de ces conduites insolites échappe à leurs auteurs. Leur efficacité psychologique et instrumentale tient précisément à l’opacité de ce qu’ils masquent défensivement : la peur de ne pas être à la hauteur de la situation. Avec la peur, le sens de ces pratiques échappe à la conscience de ceux-là mêmes qui y participent.
Interdire systématiquement les jeux pourrait, dans bien des cas, rendre le travail très difficile, voire impossible. Tous les jeux ne sont certainement pas légitimes sur les lieux de travail. Mais, pour ne pas se tromper d’interprétation, il faut prendre en compte la réalité objective et subjective des situations de travail.
*Professeur titulaire de la Chaire de Psychologie du Travail du CNAM
Article au journal Le Monde du 11/04/00. Autorisation de publication de l’auteur du 20/01/01