— Par Edouar de Lépine —
Le 150e anniversaire de l’Abolition avait donné lieu à de grandioses manifestations, aussi bien du côté des anciennes colonies françaises qu’à l’initiative du Parlement et du gouvernement socialiste de Lionel Jospin. J’ai commis à cette occasion un petit ouvrage de vulgarisation des connaissances disponibles à l’époque, Dix semaines qui ébranlèrent la Martinique. (Maisonneuve Larose-Servédit, Paris 1999) Télécharger ici : Epilogue de « Dix demaines qui ébranlèrent la Martinique »
« Il reste à espérer, écrivais-je alors, que le cent cinquantième anniversaire aura suffisamment titillé la curiosité intellectuelle de nos chercheurs et de nos étudiants pour donner un nouvel élan à la recherche même limitée à la Martinique. »
Le bon sens n’est pas la chose la mieux partagée dans notre société
S’il est vrai que quelques ouvrages ont paru depuis qui ont parfois renouvelé notre approche de l’esclavage et de son abolition, il n’est pas sûr que nous ayons réussi à clarifier autant qu’il est souhaitable, la question des rapports avec l’ancienne puissance coloniale qui ont été largement déterminés par les circonstances de l’abolition dans notre pays, ni celle des relations entre descendants des maîtres et descendants des esclaves.
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Douze ans après le 150e anniversaire, nous n’avons guère progressé dans ce domaine. C’est d’ailleurs peut-être à ce niveau que se manifeste la principale séquelle de l’esclavage : notre attachement à notre irresponsabilité collective au nom de notre droit à la responsabilité. C’est toujours les autres qui sont responsables de notre situation, spécialement de ce qui va mal.
Les manifestations du 162e anniversaire de l’Abolition (mais s’agit-il encore de célébrer l’Abolition ?) donnent lieu à un déferlement de commentaires qui ont de moins en moins de rapports avec l’Histoire.
Ce ne serait pas grave s’il ne s’agissait que des inévitables sous-produits de ce genre de manifestations. Des événements autrement importants de l’histoire mondiale, pour ne parler que de ce qui s’enseigne dans nos écoles et dans nos lycées, les grandes invasions barbares en Europe, la Réforme et les guerres de religion, l’indépendance des Etats-Unis ou la révolution Haïtienne, la révolution russe ou la révolution chinoise, la Révolution française ou la Commune de Paris, l’expansion coloniale ou la révolution coloniale, ont donné lieu et donnent encore lieu dans des milliers d’ouvrages, dans les salles de cinéma, sur les écrans de télévision des grandes chaînes françaises, à des extravagances parfois surprenantes, mais avec un minimum de tenue.
La commémoration du 22 mai à la Martinique produit chaque année un flot de sottises et d’élucubrations farfelues et, dans le meilleur des cas, d’approximations qui défient le bon sens.
Le bon sens ne protége pas de tout, pas même de la connerie. À la veille de la crise de février 2009 à la Martinique et à la Guadeloupe, un béké martiniquais qui se flatte, non sans quelque raison, d’être un major de l’EBS, qui n’est pas l’European Business School comme on pourrait le croire, mais l’Ecole du Bon Sens, s’est laissé piéger dans le mauvais film de Bolzinger, « les derniers maîtres de la Martinique ». Il risque de payer cher une sottise qu’il a regrettée avant même qu’elle ne fût connue du grand public. Combien de nègres pas tous diplômés de l’EBS, mais plusieurs émoulus de l’Université française, risqueraient d’être poursuivis devant les tribunaux pour des propos malheureux qui loin de contribuer à l’unité nationale martiniquaise dont ils se veulent les champions entretiennent la division, la rancune et la rancœur ?
C’est peut-être qu’il est plus difficile que nous ne l’avons cru d’exorciser les trois diables à tout faire de notre histoire, vue par les populistes, toutes nuances confondues, en train de récupérer le 22 mai, dans le silence des historiens et la prudence des responsables politiques : les colonialistes français, les mulâtres et les békés.
Édouard de LÉPINE