Indépendance, occupation étrangère, démocratie : ruptures et continuités
— Par Thomas Lalime —
Depuis près d’une quarantaine d’années, l’historien haïtien de renommée internationale, Claude Moïse fait de la constitution haïtienne son principal objet de recherche. Il s’est jeté à cette eau par nécessité éditoriale en 1983 quand il avait été sollicité par la direction de la revue Collectif Paroles, éditée à Montréal, en vue de faire le point sur le prompt changement de Constitution opéré en une nuit par le gouvernement de Jean-Claude Duvalier. N’étant pas un juriste de formation, il s’attache plutôt aux aspects historiques et politiques des Constitutions haïtiennes. Comme en témoignent ses différents ouvrages : Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, Tomes 1 et 2, (1988, 1990); Une Constitution dans la tourmente (1994) ; Le Pouvoir législatif dans le système politique haïtien (1999) ; Le Rapport au président de la République sur la question constitutionnelle (2007) en collaboration avec Cary Hector, de regrettée mémoire ; La question électorale – Jeux de pouvoir, péripéties et enjeux démocratiques (2015).
Plus récemment, en 2019, le professeur Claude Moïse a livré au grand public : «Les Trois âges du constitutionnalisme haïtien». Comme ligne conductrice, il considère le constitutionnalisme comme une doctrine fondée sur l’idée de la suprématie de la Constitution sur les autres normes juridiques nationales. Dans ce paradigme, la Constitution représente la meilleure garantie contre l’arbitraire du pouvoir politique. La soumission de la loi et de toute autre source formelle du droit à une Constitution constitue un garde-fou contre les dérives momentanées même si elle n’est pas une garantie absolue de conservation des institutions et des droits des citoyens en cas de crise politique majeure à laquelle est habituée Haïti. « Même en l’absence de crise majeure, le constitutionnalisme et son idéal politique, l’État de droit, peuvent être tenus en échec au nom d’impératifs liés à la préservation de l’intérêt national et de la raison d’État », admet l’historien.
En ce qui a trait aux trois âges, durant le premier qui s’étend de 1804 à 1915, le Parlement n’avait pas toujours été qu’une chambre d’enregistrement, selon Claude Moïse. « Des lois ont été votées. Les tribunaux fonctionnaient. Les procès ont eu lieu. Les décisions de justice sont appliquées. » Un essor remarquable du monde du droit a donc été observé à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais cet effort se révélait insuffisant pour parler d’État de droit fonctionnel puisqu’il y avait de nombreux abus d’autorité à tous les niveaux. Le droit et l’arbitraire cohabitaient allègrement à travers un régime de droit restrictif, peut-on lire à la page 14.
Le premier âge est consacré à la construction et à la consolidation de l’État-nation d’Haïti (1804-1915). Du point de vue du constitutionnalisme haïtien, selon Claude Moïse, le XIXe siècle offre à l’analyse plusieurs périodes-clés épousant le mouvement de l’histoire et correspondant à des moments d’intense production constitutionnelle. On peut citer 1804-1820 : la phase critique ; 1843 : l’Émergence d’un horizon libéral ; 1844-1867 : la mise en échec du libéralisme et rétablissement du présidentialisme pur et dur ; 1867-1889 : le présidentialisme équilibré, entrecoupé de deux moments de pratique parlementaire dominante. Le XIXe siècle constitue donc le véritable creuset du constitutionnalisme haïtien. Toutes les Constitutions de cette période sont passées au peigne fin par l’auteur.
L’illusion d’une souveraineté parallèle
Le deuxième âge traite « De l’occupation américaine à la restructuration du régime », et s’étend de 1915 à 1987. L’occupation américaine occupe une place importante dans ce deuxième âge. Claude Moïse traite largement de la Constitution de 1918 qui représente, à ses yeux, l’illusion d’une souveraineté parallèle. Aujourd’hui, d’autres parlent de souveraineté limitée. Il a d’abord rappelé le contexte qui prévalait avant le débarquement des militaires américains. « Avec la fin de la guerre civile de 1902 opposant le vieux général Nord Alexis aux bataillons de militants firministes, les classes dirigeantes n’auront gagné qu’une paix relative », rappelle-t-il.
À la page 119, on lit : « Le président Nord Alexis aura bouclé six ans, chassé en 1908 une année avant la fin de son mandat par le général commandant du département du Sud, Antoine Simon (1908-1911). Puis, de 1911 à 1915 six présidents se succèderont au pouvoir dans la foulée des confrontations politiques, insurrections, guerres, etc. Les conflits de pouvoir répétés, l’instabilité persistante suscitent bien des inquiétudes en Haïti face à la volonté interventionniste américaine. En 1904 déjà, l’occupation militaire de la République dominicaine alerte les dirigeants et observateurs haïtiens. »
Dans ce contexte, l’Occupation américaine paraissait imminente. La Constitution de 1918 reflète bien cette réalité. « C’est autant la Convention de 1915 que la Constitution de 1889, ce qui traduit la dualité apparente du pouvoir, en réalité la domination effective de l’occupant », affirme Claude Moïse. « L’occupation n’a pas détruit la République. Elle l’a vassalisée tout en maintenant l’illusion de deux administrations, deux souverainetés parallèles. Ce double régime relevant de la Constitution et de la Convention entretient l’ambigüité, place les gouvernants dans une situation inconfortable. Il secrète les crises que la pratique de collaboration ne manquera pas de faire surgir. (Page 143)».
L’historien Roger Gaillard, dans «La guérilla de Batraville», à la page 175, illustre bien le rapport de domination : « Chaque ministre formule un plan général couvrant les dépenses nécessaires à son département, et transmet ce plan pour considération au conseiller financier (américain). Ce dernier les étudie et formule des remarques à leur sujet, puis il rencontre le cabinet en entier, soit dans un des bureaux ministériels, soit chez le ministre des Finances. Les divers paragraphes proposés par le secrétaire d’État dont le budget est à ce moment-là étudié sont discutés, puis le cabinet et le conseiller financier arrivent à un accord sur les articles proposés. Lorsque le budget dans sa totalité a été complété, agréé, signé, il est expédié par le gouvernement haïtien au ministère des États-Unis à Port-au-Prince, lequel l’approuve et le lui renvoie. Le gouvernement le soumet alors au Conseil d’État, qui lui confère finalement force de loi. »
Au cours du deuxième âge du Constitutionnalisme a également vu le jour La Constitution de 1935 qui était, selon Claude Moïse, unique en son genre. Cette Constitution a consacré l’absolutisme présidentiel comme nouveau régime républicain. Depuis 1843, c’est la première fois que l’on avait carrément donné une base légale à l’absolutisme présidentiel. L’article 14 transformait complètement le système politique traditionnel. Il est vrai que les trois Pouvoirs – Le Législatif, l’Exécutif et le Judiciaire – étaient maintenus, mais le principe de leur séparation et de leur indépendance avait complètement disparu.
« Un président qui personnifie la Nation »
Le texte de cette Constitution était sans ambages : « Le gouvernement d’Haïti fonctionne sous l’autorité absolue du président de la République assisté du Corps législatif et du Corps judiciaire ». L’article 31 disait explicitement que le « Pouvoir exécutif est exercé par un citoyen qui a le titre de président de la République et qui personnifie la Nation ». La différence avec la situation d’aujourd’hui, c’est que cette pratique ne se retrouve pas dans les textes de loi, mais elle continue d’imprégner la psychologie des dirigeants haïtiens.
Les Duvalier ont personnifié cette pratique à travers la dictature macoute traitée par Claude Moïse à partir de la page 273. Bien entendu, d’ici là, il y a eu les Constitutions de 1950 et de 1957. Cette dernière, précise l’auteur, n’a rien à envier à ses devancières libérales. « Elle en élargit même le contenu démocratique par la protection sociale qu’elle entend accorder aux plus démunis. La nouvelle Constitution promulguée le 19 décembre 1957 est une construction cohérente qui intègre assez bien les matériaux du discours démocratique et une certaine vision de l’État développée par Duvalier pendant la campagne électorale. La première Constitution duvaliériste, texte originel de 1957, ne contient rien qui rompe avec la tradition», poursuit-il.
« Augmentant la dose de terreur contre les résistants et les conspirateurs, Duvalier, servi par les circonstances, ira de défi en défi jusqu’à la phase finale, couronnement institutionnel de la dictature macoute : la Constitution de 1964 transférant le pouvoir à vie à François Duvalier, anéantissant le Pouvoirs législatif et judiciaire. (Page 282)».
Le troisième âge du constitutionnalisme est celui de la « Charte de 1987 ou les péripéties d’une nouvelle architecture institutionnelle ». Il s’introduit avec la chute de Duvalier le 7 février 1986, évènement majeur qui entraîne la fin de la présidence à vie. Depuis 1986, constate Claude Moïse, on relève d’année en année des interventions de milieux politiques et associatifs; des études de spécialistes; des initiatives officielles et citoyennes visant à repenser la question constitutionnelle appelant à la refondation de la nation. Cette nécessité d’institutionnalisation de la démocratie, de repenser le cadre de l’organisation de la gouvernance du pays est au cœur de la « transition » post-Duvalier qui, d’échec en échec, s’est transformée en une grave crise nationale permanente.
L’ère post-Duvalier devait instituer un pouvoir populaire à travers un Parlement fort, un système judiciaire solide, efficace et accessible à tous ainsi qu’une gouvernance locale équilibrée. Le système électoral devait garantir une alternance politique à travers des choix politiques libres et démocratiques. Force est de constater que l’on demeure encore loin de ces idéaux sociopolitiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles « Les Trois âges du constitutionnalisme haïtien » est à lire impérativement en 2020, à un moment où les dirigeants veulent à tout prix une nouvelle Constitution. Les nouvelles constitutions ont toujours caché un agenda politique. Les résultats économiques lamentables démontrent que ces agendas visent rarement l’intérêt collectif mais souvent celui d’un homme, d’un groupe ou d’une classe sociale.
« Les Trois âges du constitutionnalisme haïtien » de Claude Moïse est disponible aux Éditions du CIDIHCA à Montréal depuis le dernier trimestre de 2019, en attendant sa publication en Haïti par l’Université Quisqueya qui fait office de coéditeur. C’est un palpitant voyage de l’historien Claude Moïse à travers l’histoire d’Haïti en empruntant la nuageuse autoroute de ses différentes Constitutions.
Thomas Lalime