— Par Roland Tell —
Toute personne développe en elle ce que lesAméricains appellent un « belief system » , c’est-à-dire un système de croyances, de valeurs, et de convictions, qui se révèle dans son comportement individuel, aussi bien dans le domaine religieux, que dans ses particularismes culturels et politiques. À cet égard, la différenciation est essentielle, pour former, à la Martinique, une communauté démocratique, sachant rester solidaire et ouverte. C’est pourquoi chaque Martiniquais s’efforce de se comporter en citoyen responsable, cherchant à maintenir le lien interne de la communauté de vie.
Hélas, hélas, les querelles politiciennes incessantes donnent plutôt l’impression de vivre dans une société double : celle du pouvoir régional, quel qu’il soit, et celle des postulants au pouvoir à venir! La politique martiniquaise ne repose nullement sur des bases éthiques. Il suffit de considérer, encore une fois, les racines du pouvoir actuel à la Collectivité Territoriale. De quelle source proviennent-elles ? D’une morale du minimum électif, qui a perdu le sens de l’équité politique, du « belief system » , donc des vraies valeurs idéologiques. Ce faisant, elle accomplit une oeuvre de démolition des fondements solides, sur lesquels s’édifie la démocratie. En vérité, l’oligarchie ne saurait porter masque meilleur! S’il est encore indispensable de relever les manquements de la morale du minimum électif, quelles insuffisances faut-il encore souligner ? Par exemple, la Martinique est l’une des rares régions, où n’existe pas de cérémonie publique de passation de pouvoir – pourtant principe fondamental des processus de changement électoral, et cela, même au niveau des plus petites mairies!
Les préjugés d’élection et de mandat politique, favorisent, avec la floraison des intercommunalités (Cacem, Cap Nord, Espace Sud), la création de « collectivités intermédiaires » , au sein desquelles peuvent s’organiser des contre-pouvoirs, selon un processus de pluralisation de la gestion politique. D’où confusion des rôles et lutte pour les privilèges.
En effet, les Collectivités Intermédiaires (Nord, Centre, Sud) ne se comportent nullement comme parties prenantes de la Collectivité Territoriale. Et, de ce fait, pour leurs représentants, elles constituent un palier pour atteindre la perfection possédée par celle-ci. C’est assez dire que la gestion politique prend ici une existence multiple, à trois dimensions. Il n’y a pas unité, il n’y a pas communauté de la notion générale de progrès. En chacune des collectivités intermédiaires, prédominent l’espèce politique, le budget, la forme partisane de gouvernance. Là aussi sont les pouvoirs, selon la théorie généralisée de la gestion indéterminée. Situation singulière d’une politique martiniquaise, qui avance dans l’inachevé, sans un plan communautaire d’envergure, qui tende enfin à la mer, désormais seul espace possible de développement et de réalisations économiques. La main invisible des lobbys anime la société civile, notamment par les tenants locaux du système socio-économique des besoins, via les nombreux supermarchés. Et pourtant, il existe ici nombre de leaders politiques capables, avec de l’humanité, avec de la justice, avec du talent, avec enfin de la sollicitude pour les jeunes sans travail, mais que de dissensions entre eux, voire même que de haines éléphantesques!
Un proverbe africain le dit excellemment : « Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre. » Dans la lutte incessante entre le sortant et le prochain rentrant, entre telle collectivité, et telle autre, c’est le Pays Martinique qui souffre, c’est l’économie martiniquaise qui souffre de manques, de retards, par exemple dans le transport collectif interurbain, dans les navettes maritimes, dans le logement social, dans les infrastructures de production et de travail, bref, dans l’ensemble de la vie communautaire. La guerre froide, parfois chaude, ici ou là, entre de prétendus surhommes, aux modèles de conduite autoritaires, développent, chez leurs militants respectifs, dogmatisme et intolérance. Pas de solidarité. Pas de tolérance productive. De part et d’autre, le « belief system » est négatif, selon une éthique défensive des discours, où le droit à l’altérité n’a pas de place.
Qui se souvient des Troglodytes des Lettres Persanes de Montesquieu ? Certes, il y a à la Martinique, lors des campagnes électorales, les Troglodytes des Mornes, et les Troglodytes des Bourgs. Mais ne désespérons pas : en 1711, Montesquieu intitule « dégénérescence » la fin de l’histoire, qui est presque déjà nôtre : « Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi. Ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste, et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. »
Roland Tell
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NDLR (Madinin’Art)
Lettre XIV
Usbek au même ( à son ami Mirza)
Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi ; ils convinrent qu’il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus juste ; et ils jetèrent tous leurs yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avait pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s’était retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.
Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avait fait de lui : « A Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne; et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne : mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les avoir vus aujourd’hui assujettis.»
Montesquieu
Lettres Persannes