Les ayatollahs de la mémoire.
Par Jacky Dahomay
Je n’ai jamais autant entendu parler en Guadeloupe de Nègres, de Blancs, de racisme, d’esclavage, de mémoire ! Que se passe-t-il ? Est-on passé de la lutte de classes à la lutte de races ? Parce qu’un jeune blanc majeur et écervelé, qui porte le nom de Chaulet, dans une dispute avec un jeune noir prononce selon certains témoins des propos racistes –chose que nous avons fermement condamnée- et voilà qu’on fait monter la pression, que déferlent sur le net des propos tout à fait insensés. La famille Chaulet est sommée de se justifier. On oublie cependant que Philippe Chaulet –qui n’est pas du tout de ma famille politique- est le seul homme politique de droite ayant accepté de signer un tract exigeant la libération de Luc Reinette quand il était emprisonné, suite à des attentats ayant fait beaucoup de bruit à l’époque. Une amie, professeure de philosophie et mulâtresse, m’informe qu’hier, attendant dans le cabinet d’un médecin je ne sais plus quel papier, s’est faite agresser verbalement par une patiente incriminant la couleur de sa peau. Le même jour, le soir, un chien errant s’étant réfugié à la Casa del tango, une tanguera s’interrogeait sur la couleur de sa peau qu’elle trouvait bizarre. Le lendemain au réveil elle me téléphone pour me dire que toute la nuit elle a rêvé du chien en se demandant s’il était chaben ou mulâtre ! Quelqu’un que je connais, chef d’entreprise, détesté par ses ouvriers par ailleurs et amateur de champagne de très grande qualité, se plaignait devant moi que des syndicalistes l’avaient vilipendé parce qu’il était venu à la veille de noël à 4 heures du matin faire ses courses dans un supermarché connu. Comme je défendais les syndicalistes il m’a fait cette sortie : « Ce n’est pas de ma faute, c’est la faute à l’esclavage ! »
Les choses sont graves ! C’est comme si en Guadeloupe on était passé d’une quête identitaire nationaliste politique (car le nationalisme est une idéologie politique qui tend à confondre culture et politique) à une sorte de revendication d’identité pré-politique renvoyant à la race ou à la couleur de la peau, à une sorte de nouveau noirisme ou de négrisme. C’est comme si on était passé du « nous Guadeloupéens » au « nous Nègres », comme si enfin le moi se faisait peau. Le phénomène n’est pas propre à notre pays. Un peu partout dans le monde, on assiste à un délitement du politique sous le poids de la mondialisation capitaliste (chose que nous ne pouvons pas analyser ici). Cela renvoie à des crispations identitaires primaires car au fond, pulsionnelles, liées à l’instinct de mort, à des logiques identitaires qu’on peut qualifier de meurtrières. Dans un tel climat, des esprits fragiles peuvent passer à l’acte, de part et d’autre, et tel est le danger qui nous menace en ce moment. Ceci renvoie incontestablement à l’échec du mouvement indépendantiste mais plus largement aussi à celui de l’incapacité de notre collectivité à élaborer un authentique projet politique de société. C’est dans ce vide politique que ne comble pas l’agitation politicienne dominante, que s’engouffrent de telles dérives.
Comme le dit Dany Ducosson dans un texte que je mets en ligne et citant Fanon : « le colonisé est un persécuté qui rêve de devenir persécuteur ». Ainsi, il fallait à des persécuteurs, se prenant pour des policiers de la pensée, un bouc-émissaire et il est tout trouvé : un « blanc France » et intellectuel. C’est de cela dont Jean-François Niort est le nom. Au fond les militants de ces problématiques identitaires ne supportent ni la culture ni la vie intellectuelle. Les actes des groupes islamistes en sont l’horrifique exemple. Ce que dit pourtant Jean-François Niort n’est pas une nouveauté. Il y a plus d’une quinzaine d’années, avec un groupe de mes amis de Chemins Critiques (Revue haïtiano-caribéenne), nous nous sommes interrogés sur le fait que lors de la révolte des Noirs de Saint-Domingue, des groupes d’esclaves déclaraient qu’ils voulaient suivre les troupes du Roi. Bien sûr, on pouvait expliquer cela par la méfiance des Noirs vis à vis des colons autonomistes, mais nous avons découvert aussi qu’en l’an 1788, il y eut à Saint-Domingue –Malouet était alors gouverneur de la colonie- un procès retentissant intenté par certains Noirs à leur maître et le procureur du Roi avait reçu la plainte ce qui avait provoqué la révolte des colons contre ce qu’ils appelaient « le despotisme ministériel ». Yves Bénot, qui était collaborateur de notre revue, a écrit des choses intéressantes à ce sujet. Les esclaves à l’évidence s’appuyaient sur le fameux article du Code Noir stipulant que l’esclave pouvait porter plainte contre leurs maîtres.
Alors qu’une situation historique doit être pensée dans sa totalité, dans les années 80 (JF. Niort était alors un jeune homme), un professeur de philosophie de Toulouse, Sala Molins, d’une démagogie redoutable, décida de faire du Code Noir le symbole même de l’inhumanité esclavagiste. Il eut du succès auprès des étudiants noirs. Certains se proclamaient même « fils de Cham ». (Qui a dit que Cham était noir ?) Tout de suite, Laënnec Hurbon, Yves Bénot et moi décidions de mener une lutte contre ces idées très réductrices de Sala Molins. En 1989, j’ai invité Sala Molins à un colloque que l’Association des professeurs de philosophie de Guadeloupe, dont j’étais le président, organisait à Basse-Terre, sur la révolution française et les colonies d’Amérique. Nous eûmes une vive discussion avec Sala Molins et ses thèses furent sévèrement critiquées. Personne ne nous avait accusés à l’époque, ni Laënnec Hurbon, ni Yves Bénot ni moi, d’être des révisionnistes ni des négationnistes ! Il est vrai que nous n’étions pas dans ces délires identitaires mémoriels prenant la souffrance et la concurrence des victimes comme fondement ni au temps du triomphe des réseaux sociaux. La discussion intellectuelle était encore possible. Aujourd’hui, nous assistons à un retour des thèses de Sala Molins. Curieux non ?
Jean-François Niort ne prétend pas rendre compte de toute l’histoire de l’esclavage. Historien du droit, il tend à expliquer simplement et en toute rigueur la fonction de ce texte, le Code Noir, et l’articulation de ses articles. Qu’y-a-il de mal à cela même si la chose peut-être scientifiquement discutée ? Le Code Noir dit explicitement que l’esclave peut se marier et porter plainte contre son maître. Pour les ayatollahs de la pensée, il ne faut pas le dire, il faut taire la vérité historique, car cela risque d’atténuer l’inhumanité de l’esclavage et cela favoriserait la thèse de ceux qui disent que la shoah est le plus grand crime contre l’humanité, ce qu’a affirmé d’ailleurs François Hollande de façon très maladroite. On a du mal à penser que les crimes contre l’humanité sont divers et que le génocide n’est que l’une des formes de ces crimes. Les hommes, hélas, n’ont pas fini d’inventer d’autres sortes de crimes contre l’humanité. Le chef de l’Etat français parle devant un parterre de rescapés directs des camps de concentration (nous, nous sommes des victimes indirectes car il y a 170 ans que l’esclavage est aboli). Il parle ensuite des crimes des XX° et XXI° siècles, qui sont donc d’une éminente actualité (des Juifs sont régulièrement assassinés en France) et l’on peut douter que l’esclavage comme système de production puisse revenir avec l’évolution des forces productives capitalistes même s’il peut ressurgir des formes d’esclavage domestique comme avec Boko Haram. Cela dit, les conséquences du passé esclavagiste redoublées avec la continuation de la domination coloniale et surtout de la théorisation du racisme qui se met en place au XIX° siècle en produisant une image nettement dévalorisée du noir est ce qu’il faut analyser. Mais depuis 1848, avec l’accès à la citoyenneté, les Guadeloupéens et les Martiniquais sont aussi en partie responsables de l’histoire car ils accèdent à la liberté politique. Comprendre nos errements actuels c’est mieux connaître les espaces de liberté dont jouissaient les esclaves leur permettant malgré tout de créer du vivre ensemble. Quelle est l’histoire de ce « vive ensemble » ? Voilà pourquoi j’avais écrit un texte : « Nos responsabilités quant à nos pays devenus ».
Or, c’est ce que fait Jean-François Niort et on ne l’a pas compris. Il l’avait bien fait lors d’un de nos cafés-débats à la Casa del tango sur le thème Du Code Noir au chlordécone. Il voulait montrer que l’exception qu’avait obtenue Eric de Lucy pour poursuivre l’épandage aérien de ce dangereux pesticide aux Antilles-Guyane, pourtant interdit en France métropolitaine, ne peut être comprise que si on la rattachait à toute l’histoire de l’exception coloniale dont le Code Noir est le premier moteur. Quel ce principe d’exception ? L’opposition entre des principes juridiques français et la réalité coloniale. Lorsqu’est édité le premier CodeNoir, l’esclavage est interdit en France contrairement à l’Espagne et au Portugal. Certains rois de France avaient du mal à admettre que l’on instaurât l’esclavage sur un territoire gouverné par la France. On est à une époque où l’absolutisme royal en France est le moment historique d’une affirmation de l’autorité de l’Etat sur tout le territoire régi par lui et c’est le moment de la construction de la nation française contre l’empereur et contre la papauté mais aussi contre les pouvoirs régionaux. L’Etat français veut donc contrôler le pouvoir des colons dans les colonies, lesquels ne cessent de s’opposer au « despotisme ministériel ». Il y a donc une contradiction entre les principes juridiques royaux de l’époque et les intérêts des colons lesquels ne cessent d’argumenter en affirmant que l’intérêt de l’exploitation esclavagiste est l’intérêt de la France. Le Code Noir est la solution, toujours remaniée, de cette contradiction. Il y a d’ailleurs une évolution du XVII° au XIX° siècle concernant ce conflit entre les exigences morales et les intérêts économiques que Caroline Bastide et Philippe Steiner analysent dans leur dernier livre Calcul et Morale.
C’est à partir de mon texte « Nos responsabilités quant à nos pays devenus » que Jean-François Niort m’a demandé de participer à la rédaction d’un ouvrage intitulé du Code Noir au chlordécone. Je n’ai pas eu le temps de m’y consacrer mais ce qui m’intéressait, c’est l’hypothèse que je formulais à savoir que le Code Noir et l’esclavage étaient la première tentative d’un pouvoir biopolitique, ce que n’aurait pas vu Michel Foucault. (On sait que pour celui-ci, ce qui distingue le capitalisme traditionnel du capitalisme néolibéral c’est que ce dernier se fait biopolitique.) Bref ce ne sont là que des hypothèses de travail mais voilà ce qui m’avait intéressé dans les analyses que fait Jean-François Niort du Code Noir.
Qu’un Dannick Zandronis, avec une arrogance insoutenable, puisse s’exprimer en ces termes à un historien qui fait des recherches sérieuses, le même Zandronis qui à chaque parution de son journal en ligne fait de la propagande pour Marthély, président néo-duvaliériste d’Haïti que combattent mes amis du camp démocratique haïtien (rappelons que le totalitarisme duvaliériste s’appuyait sur une problématique identitaire noiriste), voilà ce qu’en tant qu’intellectuel guadeloupéen je ne peux supporter de ce tonton- macoute de la pensée. En quoi un camp dit patriotique, minoritaire par ailleurs dans l’opinion, peut-il s’arroger le droit d’intimider de la sorte les intellectuels dans leur travail de recherche. Plus grave, comment comprendre qu’un Elie Domota, pour qui on pouvait avoir encore une estime malgré nos divergences, peut-il dans le Journal France-Antilles accuser publiquement Jean-François Niort d’avoir affirmé que le Code Noir avait de bons côtés –ce qui est un mensonge éhonté- et comment son syndicat peut-il déclarer dans un tract publié sur Mediapart –Je crois qu’il a été supprimé depuis- que notre ami historien était à ranger dans la catégorie de ceux qui ne reconnaissent pas l’esclavage comme crime contre l’humanité ? Comment être à ce point incapable de distinguer entre l’approche morale et idéologique impliquant forcément des jugements de valeur et l’approche scientifique nécessitant une neutralité axiologique privilégiant la compréhension des phénomènes dans leur complexité et leur contexte même si les deux démarches peuvent coexister dans une société ? Moi-même, j’avais écrit dans plusieurs articles que : « le Code Noir, tout inhumain qu’il fut, introduisait une médiation entre le maître et l’esclave ». Va-t-on m’accuser encore une fois d’être un « Négre à blanc » ? Je ne dirai pas comme Césaire : « Le Nègre vous emmerde ! ». J’affirme ici solennellement que je suis un mauvais nègre car je n’aime pas les bons nègres , ni les bons blancs, ni les bons guadeloupéens, ni les bons français, ni les bons allemands, ni les bons Aryens, ni tout ce qui, horriblement s’ensuit. Quant à tous ceux qui, frôlant le degré zéro de la pensée, croient qu’ils vont instaurer dans notre pays on ne sait quelle police de la pensée, qu’ils sachent que nous ne nous laisseront pas faire. Que chacun prenne ses responsabilités. J’espère à ne pas avoir à écrire un jour Du Code Noir au clan qui déconne !
Jacky Dahomay.
Lire aussi :
« Le Code Noir. Idées reçues sur un texte symbolique » de J-F Niort
Polémique autour du dernier ouvrage de J-F Niort
Du bruit fait ici en ce moment
Non à la confusion entre l’exégèse d’un texte, l’analyse d’un système, et sa condamnation morale
Les tontons macoutes de la culture
J-F Niort : La LDH Guadeloupe dénonce xénophobie, racisme et obscurantisme