— Par Myriam Moïse, présidente pour la Fabrique décoloniale —
La Martinique vit une période de malaise généralisé qui a été exacerbé par la crise sanitaire et le rejet du protocole de santé publique mis en place par le gouvernement français en réponse à la pandémie. Alors que la population est encore endolorie par le deuil des derniers mois pendant lesquels la pandémie aura été la plus meurtrière à l’échelle de notre territoire, l’inflation et le chômage viennent creuser davantage la fracture sociale. Cette fracture sociale existe depuis bien longtemps mais elle semblait jusque-là quelque peu compensée par l’action des associations et des politiques publiques d’aide et par les systèmes divers de débrouillardise ou de solidarité.
Historiquement, nous avons développé bien des systèmes de survie depuis la Martinique « antan lontan » des années 1930-1940 où nous mourrions plus ou moins de faim et de maladies infectieuses, où les catégorisations de couleur et de classe faisaient rage, nous poussant plus tard dans les années 1960, à partir en masse par les bateaux et les avions du BUMI-DOM pour travailler dans les bureaux de poste ou les salles d’hôpital, sombres subalternes dans le grand froid parisien.
Dans la Martinique d’aujourd’hui, près de 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit deux fois plus qu’en France hexagonale. Cette pauvreté touche davantage les jeunes qui n’ont souvent d’autres choix que de quitter le territoire à la recherche d’un premier emploi. L’exode des jeunes a pour conséquence le vieillissement de la population et les projections à l’horizon 2030 montrent que d’ici là, les seniors de 60 ans et plus représenteront 40% de la population, soit 48 jeunes de moins de 20 ans pour 100 seniors selon le scénario de référence de l’INSEE(1). Face à l’augmentation de la précarité et l’absence d’opportunités pour les jeunes, la désespérance se fait de plus en plus vive. La crise sanitaire a été le catalyseur d’un profond malaise sociétal et a déclenché une forme de dystopie, voire l’envers du paradis. La crise sanitaire et la lutte contre l’obligation vaccinale auront donc donné aux syndicats l’occasion de relancer un ensemble de problématiques sociétales en suspens et non résolues depuis la crise de 2009. Certains avaient-ils sciemment soufflé sur les braises d’une société déjà bien engluée et coincée entre l’océan Atlantique et la mer des Caraïbes, une société que rien, ni écrivains optimistes, ni politiciens, ni influenceurs, ni jeunes diplômés définitivement exilés puis ravisés puis de retour au pays, ne pouvaient sauver de la dérive immobile?
Au milieu de ce désordre social, les voiliers de la Transat Jacques Vabre ont pourtant réussi à surfer sur les odeurs de café, de sucre et de vanille et ont pu arriver à bon port sur le Malecon de Fort-de-France étincelant de propreté et aménagé pour l’occasion, dessinant un contraste affligeant avec le quotidien de pauvreté, d’insalubrité et de violence urbaine des sans-abris de l’en-ville qui fouillent les poubelles à quelques rues de là.
Il semble qu’il y ait une véritable absence de perspective et de vision politique pour le pays. La société martiniquaise reste sans cesse amarrée dans son voyage immobile, dans ses contradictions et dans une désespérance collective où les mêmes problématiques sociétales ne semblent jamais résolues et s’inscrivent dans un éternel recommencement.
Les corps-palimpsestes
Si tous les prophètes élus ou auto-déclarés s’accordent bien à souligner le malaise de la société, le coût excessif de la vie, le chômage ou l’absence d’opportunités pour la jeunesse, rares sont ceux qui proposent des solutions autres que le recours à l’aide de l’État. Réclamer sans cesse des dérogations, des exceptions ou des prolongations à l’État Providence semble être devenu la norme dans nos sociétés postcoloniales. Comme si les élus et les collectivités locales n’avaient aucun pouvoir, comme si tout reposait sur les seules dérogations acceptées par l’État français. Cette tradition remonte au Code Noir qui est déjà une dérogation à la coutume de Paris dont les Antilles relevaient. Les dérogations ont toujours été demandées par les blancs créoles au contraire des esclavisés qui revendiquaient le droit commun. Il y a donc une ironie de l’histoire. Ces deux dernières années, l’autorité verticale du Préfet et ses nombreuses injonctions au confinement et à la distanciation sociale ont contribué à infantiliser nos populations. La gestion des crises entremêlées manque d’une parole politique locale collective, forte, courageuse, affirmée, non-consensuelle et non-populiste.
Le malaise sociétal s’est alors matérialisé à travers la présence soudaine d’une multitude de jeunes choisissant de prendre le contrôle de la société, érigeant des barrages de fortune dans toutes les communes de l’île, du nord au sud. Ces jeunes souvent considérés à tort ou à raison comme des marginaux ou des voyous se sont soudain trouvés au cœur de la lutte et au centre du territoire. Qu’ils soient scarifiés, tatoués, percés ou masqués, ces jeunes aux corps-palimpsestes ont pris possession de l’espace public. Comme l’explique le sociologue André Lucrèce, ces jeunes ont exprimé à la fois leur souffrance et leur « jouissance à exercer sur les lieux de blocage un pouvoir décisionnel ». Pendant ces temps suspendus, ils sont devenus les maîtres des carrefours, maîtres des ronds-points non loin de leurs territoires-cités dortoirs où leurs mères, leurs sœurs et leurs petits frères se débattent entre les minima sociaux, les deals de quartiers et l’échec scolaire.
Ce qui est au cœur de la lutte de ces invisibilisés, c’est leur droit d’exister, leur droit d’occuper l’espace, leur droit de réclamer et de contrôler, leur droit d’être à leur tour des décideurs. La grève aura donc nourri leur désir de reconnaissance dans une société qui ne voyait même plus leurs corps souffrants. La société martiniquaise a donc été forcée d’entendre la voix de ces sans voix, de ses sans voix. Les incendies et actes de vandalisme contre les pharmacies, les cabinets médicaux, les bureaux de poste, les commerces et les établissements scolaires sont une manière de pointer du doigt ces lieux institutionnels qui ont échoué à les soigner et à les reconnaître. Les temps marqués seraient-ils désormais animés par des prophètes sans voix et sans prophétie en marge de la société, par ceux qui n’avaient jusque-là pas voix au chapitre ?
Une utopie réalisable
Nous avons de plus en plus mal à nos corps, à notre corps commun. Nous avons mal à nous-mêmes. Nos prophètes et prophétesses nous avaient pourtant affirmé que nous portions en nous la conscience du monde et qu’il ne s’effondrerait pas. Dans son texte « Malaise d’une Civilisation », Suzanne Césaire écrivait déjà en 1942 :
Nous voici appelés à nous connaître enfin nous-mêmes, et voici devant nous les splendeurs et les espoirs. […] Il s’agit de prendre conscience du formidable amas d’énergies diverses que nous avons jusqu’ici enfermées en nous-mêmes. Nous devons maintenant les employer dans leur plénitude, sans déviation et sans falsification. Tant pis pour ceux qui nous croient des rêveurs. La plus troublante réalité est nôtre. Nous agirons. Cette terre, la nôtre, ne peut être que ce que nous voulons qu’elle soit.
Faire de notre terre ce que nous voulons qu’elle soit, c’est en accepter la réalité. Le politologue martiniquais Fred Réno parle de « dépendance partagée » et décrit l’idée selon laquelle contrairement à la théorie de la dépendance en vogue dans les années 1970, la dépendance dans nos territoires n’est plus vécue comme un assujettissement mais comme une relation certes inégale mais consentie. Selon Réno, la dépendance est partagée parce qu’elle est souhaitée par une partie des élites mais surtout par le peuple qui y trouve son compte. Même les partis indépendantistes l’alimentent en la légitimant par des pratiques régionalistes qui n’excluent pas un discours de rupture. La dépendance de nos territoires est donc stratégiquement négociée, rationalisée et instrumentalisée pour le maintien des privilèges de certains leaders syndicalistes et politiques.
Dans le contexte des débats actuels sur la justice réparatrice dans la Caraïbe et la poursuite du processus de décolonisation culturelle, nous exhortons les leaders et penseurs de nos sociétés antillaises à s’engager dans la mise en œuvre d’une contre-dystopie. Nous réclamons la transparence des politiques publiques et la mise en œuvre d’un véritable projet politique pour refonder le pays. Nous devons remettre en cause le « pacte colonial »(2). Nous devons repenser notre dépendance à la France en inscrivant notre territorialité au sein de la Caraïbe.
Il nous est possible de faire de la Martinique un lieu-Monde comme le prophétisait Édouard Glissant.
Et l’écho de la vieille ritournelle nous redit dans ces temps de l’Avent / l’Avant : « Les temps marqués par nos prophètes bientôt vont s’accomplir »(3).
Pour la Fabrique coloniale, Myriam Moïse, présidente
(1) https://www.insee.fr/fr/statistiques/4796029
(2) Le « pacte colonial » désigne le régime d’échange exclusif imposé par les pays européens à leurs colonies au 17 ème siècle et selon lequel la colonie ne pouvait importer que des produits provenant de la métropole et avait obligation d’exporter principalement vers celle-ci.
(3) Extrait du cantique traditionnel chanté pendant la période de Noël.