— Par Yves-Léopold Monthieux —
On n’a pas cessé de gloser sur l’institution du BUMIDOM, créée en 1963 et supprimée en 1981, dans le cadre duquel une trentaine de milliers de jeunes ont quitté la Martinique pour la France. Le départ de ces jeunes était l’une des réponses apportées par l’État pour faire face au chômage grandissant des départements d’outre-mer. Selon ses contempteurs les plus hardis, l’institution ferait partie de l’arsenal de l’État français dont l’objectif serait de supprimer la part d’origine africaine de la population martiniquaise. La même accusation avait été portée contre le service militaire adapté (SMA) qui a été réhabilité depuis, y compris par les indépendantistes. Le BUMIDOM n’a pas connu le même retournement, de sorte que la stigmatisation voire l’opprobre continuent de frapper l’institution ainsi que ceux qui en ont bénéficié et leurs familles. Lesquels sont assignés à un silence gêné qui les maintient en dehors des débats.
Toutefois, on peut s’étonner que les jeunes gens qui ont résisté au départ ou qui en ont été dissuadés n’aient pas, comme leurs frères et sœurs « expatriés », trouvé de grand grèk ni de cinéaste pour décrire leur situation qui ne fut pas toujours enviable.
Dès avant le début des années soixante, le retour de l’élite intellectuelle venant surtout de Bordeaux et de Paris s’était accompagné de l’accès à la fonction publique, notamment dans l’éducation nationale, d’un nombre sans précédent de jeunes bacheliers et de brevetés. Le rôle ordinaire d’ascenseur social de la fonction publique a été renforcé par la majoration de salaire de 40% versée aux agents de l’État, puis à ceux des collectivités locales. Concomitamment, par un effet de ruissellement, une activité ancillaire foisonnante s’est mise au service de ces fonctionnaires et assimilés. Les sociologues et psychologues martiniquais n’ont jamais étudié les ressorts de cette activité qui, regardée notamment à travers le prisme de la servitude qui fait tant bondir par ailleurs, pourrait révéler des aspects inattendus. Toutefois, une étude avait été conduite dans les années 1980 par le professeur d’origine haïtienne, Michel Laguerre, de l’université de Berkeley. Elle portait sur les familles martiniquaises vues par les servantes. Je n’ai pas pu mettre la main sur le résultat des travaux.
En revanche, les « bonnes » ont souvent alimenté la chronique en des termes qui auraient révulsé les féministes d’aujourd’hui. Elles ont inspiré des chansons dont « Estéfani ou manjé poul la » et « Di mwen la yo pasé », furent parmi les plus grands tubes de carnaval. A travers le premier, on pouvait lire la situation ordinaire de ces domestiques dévouées, soumises et servant de bouc-émissaire ou de souffre-douleur à l’intérieur des familles où elles étaient « placées ». Disponibles 24 heures sur 24, leur condition rappelait parfois celle des enfants esclaves d’Haïti nommés restaveks dont l’existence a été révélée par le professeur d’origine haïtienne, Jean-Robert Cadet. Le second tube traduisait l’évolution de ces personnels qui, à la fin des années 1970, n’éprouvaient plus ce sentiment d’attachement à leurs employeurs. C’était l’époque où on pouvait lire dans les petites annonces de France-Antilles, comme une manière de fronde : « Cherche emploi de servante, de préférence chez métropolitain ».
En effet, la plupart de ces personnes n’ont pas été déclarées par leurs employeurs martiniquais auprès des services de la Sécurité sociale et ne pouvaient pas prétendre à la couverture sociale ni aux droits à pension auxquels elles avaient droit en tant que travailleuses. Aujourd’hui, les anciennes « bonnes » font partie des retraités aux plus faibles revenus que dénoncent dans un chœur de pleureurs ceux-là même qui les ont mises dans cette situation. Ainsi qu’on peut le vérifier dans des familles regroupées, il n’y a pas photo entre leur situation et celle de leurs sœurs ayant travaillé en France et bénéficiant de tous leurs droits.
En effet, les employeurs.es qui les avaient réduites à ce niveau de servitude furent, dans leur majorité, des enseignants et autres fonctionnaires, des « professions libérales » et assimilés. Ils furent souvent les plus grands détracteurs du BUMIDOM alors qu’ils se payaient à bas coût les services de celles qu’ils avaient convaincues de ne pas se laisser « déporter ». Ainsi donc, ces martiniquais se procuraient au noir une main d’œuvre captive dans les conditions qui ne pouvaient laisser à celle-ci aucune perspective de vie meilleure.
Il aura suffi, au début des années 1980, que le syndicaliste Marc Pulvar s’empare du dossier des femmes de ménage pour que disparaissent tout à coup les servantes, tel que le traitement qui leur était réservé pouvait justifier l’expression « bonnes à tout faire ». En effet, les fonctionnaires aux 40% et assimilés allaient désormais s’en passer.
Fort-de-France, le 28 janvier 2018
Yves-Léopold Monthieu
Illustration : La servante antillaise