« Les routes de l’esclavage » : questions à Catherine Coquery-Vidrovitch

Alors que se profile le 10 mai prochain la « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions », et le discours du Président de la République le 27 avril à la Sorbonne, l’histoire de l’esclavage va bénéficier d’une forte visibilité avec la sortie simultanée d’un livre et d’une collection de documentaires, tous deux intitulés Les routes de l’esclavage. Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne spécialiste de l’Afrique et professeure émérite de l’université Paris Diderot-Paris VII, a participé en qualité de conseillère scientifique à la série documentaire qui sera diffusée à partir du 2 mai 2018 sur Arte. Dans un entretien avec le Groupe de recherche Achac, elle explique comment cette collaboration féconde avec les auteurs des films, Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant, a nourri le projet de son livre Les routes de l’esclavage, paru aux éditions Albin Michel.

Quelle a été votre approche pour produire cette vaste synthèse sur l’histoire de l’esclavage, qui traverse les siècles et les continents ?

La réalisatrice Fanny Glissant (petite nièce d’Édouard) a eu l’idée de ses quatre  films pour Arte sur ce sujet en lisant l’ouvrage que j’ai écrit en collaboration avec Éric Mesnard sur Être esclave, d’Afrique en Amérique (La Découverte, 2013). Nous traitions des esclaves comme êtres humains et non pas de l’esclavage juste comme un système (qu’il fut, naturellement). Elle m’a proposé d’être conseillère historique de son projet. Je travaillais sur la question depuis la création en 2005 du laboratoire CNRS dirigé par Myriam Cottias, à la suite de la loi Taubira de 2001. En somme, je  lui ai d’abord fourni mon carnet d’adresses internationales de spécialistes, qu’elle a naturellement complété de son côté. Au total, une quarantaine de chercheurs ont répondu à des interviews de plusieurs heures qui ont été intégralement transcrites, mais dont ne sont extraits pour le film que chaque fois quelques minutes. Or, ces textes correspondent chacun à un thème précis, celui que l’historien concerné a travaillé, en Afrique subsaharienne, en Afrique du Nord, aux Amériques, au Portugal ou ailleurs, dans des périodes allant du VIIe siècle au XXe siècle. Cela, à mon tour, m’a donné l’idée, d’abord, de me reporter à leurs œuvres et à d’autres, pour dresser le tableau aussi complet que possible de tout ce que l’on savait sur la question. L’idée a plu à Jean Muttapa, directeur de collection chez Albin Michel, celle de mettre à portée d’un grand public curieux et intéressé tout ce qu’on ignore en France, du fait que l’histoire de l’Afrique et celle de l’esclavage est à peine abordée dans nos programmes scolaires. Mon approche a été de montrer à la fois les continuités et les ruptures d’un trafic humain devenu au fil des temps spécifique : celui de l’esclavage des Africains noirs à travers le monde entier. Tout se tient, tout a été en interrelation depuis les débuts de l’histoire, et l’on ne peut comprendre l’essor du monde occidental, en particulier, sans saisir à quel point il est, entre autres, inséparable des traites négrières.

Comment avez-vous travaillé avec les auteurs du film, Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant ? Avez-vous fait de nouvelles découvertes à l’occasion de cette collaboration ?

Au début,  donc, ce fut la transmission ou plutôt l’orientation d’un savoir dont ils avaient besoin pour démarrer. À partir de là, les cinéastes ont travaillé de leur côté sur les scénarios et moi du mien dans l’écriture. Du côté de l’écriture du livre, il n’y a pas eu d’échange avec les cinéastes, ce n’est pas le même métier que d’être historienne.  Mais côté film, j’avais une autre casquette : celle de « conseillère ». Le contact a été étroit, en ce qui me concerne,  outre bien entendu avec Fanny Glissant en permanence, surtout avec Juan Gelas, qui traitait plus spécifiquement, dans les deux premiers films, de « ma » partie, c’est à dire de l’Afrique. Je suis intervenue, par exemple, au démarrage du premier film, sur le fait qu’il n’était pas question de faire commencer ce film juste avec la traite arabe musulmane du VIIe siècle, pour une raison pratique : c’est la période où l’on commence à avoir des sources écrites précises ; or, bien avant, l’esclavage était l’une des choses les plus anciennes du monde, dans les temps anciens la quasi-totalité des esclaves étaient plutôt blancs que d’une autre couleur. J’ai donc suggéré d’évoquer l’esclavage romain, bien connu de tous. J’étais aussi là pour repérer toute approximation ou inexactitude historique  possible, puisque j’étais la seule à appréhender une connaissance globale sur l’ensemble des périodes et des continents (je me souviens par exemple avoir fait supprimer la mention d’Abidjan comme port du XIXe siècle alors que la ville fut fondée en 1930). J’ai donc supervisé et commenté tous les textes écrits et dits dans les films, et aussi tous les films avant leur finition. Il y a eu beaucoup d’échanges, où je répondais aux questions que le réalisateur me posait, ou bien où je donnais mon avis ; libres bien entendu aux auteurs d’en faire ce qu’ils voulaient ! Ces échanges ont été très féconds, pour eux j’espère, mais pour moi aussi. J’ai découvert toute une série d’auteurs, de faits, de processus, de questions que je connaissais mal ou pas du tout. Comme j’adore apprendre, écrire ce livre a été pour moi un  vrai bonheur malgré la dureté du sujet. 

 

Cette histoire s’appuie sur des sources provenant quasi-exclusivement des sociétés esclavagistes. Existe-t-il des éléments matériels provenant de ceux que vous appelez les « esclavisés » ? De quelle nature sont-ils ?

Non, je réagirais sur le « quasi-exclusivement ». D’abord des sources nouvelles commencent seulement à être bien exploitées : les sources archéologiques. On ne cesse de trouver des cimetières d’esclaves, ou plutôt des charniers et des entassements de fosses communes, en Afrique, au Brésil, à la Jamaïque ou ailleurs. L’archéologie des communautés de marrons (esclaves échappés en brousse) est prometteuse sur leur culture matérielle. Beaucoup d’esclaves finalement libérés, de langue arabe ou anglaise, ont décrit leur parcours. On a des textes authentiques depuis le XVIIe siècle, qui racontent comment ils ont été pris en Afrique et embarqués. Ils abondent surtout il est vrai au XIXe siècle, écrits par d’anciens esclavisés échappés de l’enfer cotonnier du sud des États-Unis. Pour les périodes plus anciennes, les archives des procès de l’Inquisition, où des nombreuses révoltes font entendre la voix des esclaves. Enfin, en Afrique même, les historiens africains ont commencé un travail approfondi d’enquêtes orales auprès des descendants, qui révèlent beaucoup de choses. Pour le reste, bien entendu, il s’agit pour l’historienne que je suis de décrypter les sources quelles qu’elles soient, car elles informent souvent autant sur leurs auteurs que sur les faits qu’ils rapportent. Par exemple, dans les Amériques, la terreur que le risque de révoltes inspirait aux maîtres fait que bien des procès et des répressions sanglantes l’ont été sur dénonciation de complots imaginaires mais néanmoins avoués sous la torture.  

 

Vous travaillez depuis de nombreuses années sur cette histoire. Comment a évolué l’attitude des États sur leur passé esclavagiste, en Europe et ailleurs ? Va-t-on vers une reconnaissance institutionnelle de ce passé, notamment à travers la création de musées, de fondations ?

Dans toutes les sociétés du monde, les réalités de l’esclavage ont longtemps été, sinon niées, du moins tues. Le statut d’esclave avait été tellement méprisé par les maîtres qu’il restait pour leurs descendants honteux de descendre d’esclaves. Du côté des descendants des esclavagistes, c’était un « épisode » supposé terminé que l’on préférait  oublier : en France, on glorifiait la suppression de l’esclavage avec Schœlcher en 1848,  mais on omettait d’en faire  l’histoire. La marche des Français noirs à Paris en 1998 d’où est issue la loi Taubira de 2001 a provoqué le démarrage de la prise de conscience. Celle-ci a été quasi-mondiale : les Africains ont commencé à reconnaître le phénomène dans leurs propres sociétés la même année au cours du Congrès international des historiens africains à Bamako grâce à la conscience de l’un  d’entre eux, Ibrahima Thioub, aujourd’hui recteur de l’université de Dakar. Les Brésiliens ont, en 2003, voté la loi imposant d’enseigner l’esclavage dans les écoles. Les plus lents à démarrer cette reconnaissance ont été les pays arabo-musulmans, mais cela change avec quelques excellents historiens qui se sont attaqués à la question.  Les réseaux de chercheurs internationaux publient désormais beaucoup. J’espère que les quatre films d’Arte vont enfin atteindre une frange importante de l’opinion publique française. Dans un certain nombre de pays, on construit des mémoriaux. Pascal Blanchard vient de relancer en France le plaidoyer pour un musée de l’esclavage et de la colonisation mais le combat est en cours et il est loin d’être gagné. L’opinion continue à confondre l’histoire – qui est un savoir nécessaire pour comprendre d’où vient notre présent – avec une supposée «  repentance » – qui relève du domaine de la morale chrétienne.

Découvrir l’ouvrage 

Découvrir la série documentaire