Le Festival a sélectionné deux visages du Burkina Faso, distants dans le temps et dans la situation politique, sociale, économique : « Le loup d’or de Balolé », et « Les orphelins de Sankara »
— par Janine Bailly —
Le loup d’or de Balolé, un film Burkina Faso-France, de Chloé Aïcha Boro, 2019
Au cœur de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, se trouve, ignorée, à l’abri des regards derrière des bâtiments officiels, une carrière de granit où près de 2.500 personnes, hommes, femmes et enfants, travaillent, vivent peut-être pour certains, trouvant là, en cassant les pierres qui serviront à la construction des jolies villas auxquelles jamais ils n’auront accès, les ressources minimales qui leur permettront d’assurer leur survie, jour après jour… Mais comment croire qu’un tel lieu reste invisible aux yeux des autorités, quand des camions viennent en pleine lumière effectuer leurs chargements de matériaux ?
Assis au bord de la carrière, un homme, Adama, privé temporairement de ce travail par l’usure qui lui a pris, dit-il, « son dos et sa vie sexuelle » , regarde et commente ce qui se passe dans la fourmilière, ce « trou » où il aimerait que les enfants ne soient plus plongés. Là au fond, dans un paysage à la beauté lunaire – et me vient, à découvrir le contraste entre la beauté surréaliste de ce tableau créé par la main des hommes et la dureté inique de leur existence, une sorte de honte indéfinissable –, là les hommes s’aidant du feu arrachent au sol les blocs de roches, les divisent en morceaux que femmes et enfants, au long des jours, à l’aide d’instruments rudimentaires, réduiront en parcelles de plus en plus fines. Car plus le roc deviendra gravier, plus son prix de vente s’élèvera ! Si le pays est indépendant, si l’esclavage a été aboli, ces occupants clandestins de la carrière n’en sont pas moins exploités, comme dans tout bon système capitaliste, non seulement par ceux qui achètent la production, mais aussi par les intermédiaires qui tiennent tous ces travailleurs, les femmes en particulier, sous leur férule.
Mais un jour un homme se lève, jeune et charismatique, c’est Ablassé « l’intellectuel », en qui les autres ont foi. Qui propose de s’organiser, de s’unir en une association capable de mettre fin à ces pratiques, celles des « cokseurs » véreux. Il se lève, cet homme jeune et résolu, quand en 2014, celui qui prétendait à un cinquième mandat présidentiel vient à tomber : lors du coup d’état d’octobre 1987, le capitaine Blaise Compaoré avait pris le pouvoir – c’est au cours de ces événements qu’il aurait fait assassiner son prédécesseur, son ami des débuts, le révolutionnaire Thomas Sankara. La chute de Compaoré, après ces presque trois décennies à la tête du pays, après des répressions sanglantes exercées contre son peuple, est acclamée par la liesse populaire, par une immense joie qui déborde dans les rues de la capitale. Elle donne la force de « se libérer du joug » des profiteurs, de ne plus accepter « la loi du plus fort ».
L’espoir, il se lit dans le sourire des femmes, leurs fausses disputes joyeuses – celle-ci pioche dans le tas de cailloux de sa voisine, celle-là se moque de la taille des graviers obtenue par l’autre, cette autre taquine sa belle-mère… L’espoir, il se lit dans les paroles de ces jumeaux, qui rêvent d’école et de métiers fabuleux, qui parcourent sept kilomètres pour rejoindre la carrière, longeant pour cela le quartier chic, Ouaga 2000, fait de résidences luxueuses et défendues de hauts murs… Il est encore dans l’ironie avec laquelle les deux adolescents Hassan et Sény portent, sur l’acte de les filmer, un jugement pertinent : « Ils n’ont qu’à parler et se filmer eux-mêmes », ces « Blancs fragiles » de l’équipe de tournage. L’espoir, il est porté par « le Loup de Balolé », et lorsqu’il tombe malade, il apprend à ceux réunis autour de lui, dans la tendresse et la confiance, que l’association ne peut reposer sur un seul homme, qu’elle doit être prise en charge collectivement. L’espoir, il est enfin au cœur de celui qui affirme : « Nous avons nos moments de grâce et de joie », de celle qui se rit des difficultés : « Que la vie soit dure n’est pas un souci tant qu’on a la santé pour travailler ».
Difficile d’écrire ici la majesté de ces femmes, de ces hommes et enfants, silhouettes droites et dignes qui remontent en lente procession du fond du cratère, sur la tête la lourde bassine chargée de pierres, et dont la caméra reste impuissante à suggérer le poids. Seule l’image elle-même, captée avec une grande humanité par la réalisatrice, soutenue par la musique d’Ali Farka Touré, sait magnifier ces « forçats » de la carrière !
Les orphelins de Sankara, de Géraldine Berger, France, 2018
Synopsis : « En 1986, six cents enfants orphelins et ruraux du Burkina-Faso sont envoyés à Cuba avec la mission d’apprendre un métier et de revenir développer leur pays en pleine Révolution. Mais après l’assassinat en 1987 du président Thomas Sankara, la liquidation de la Révolution par Blaise Compaoré et la fin de la Guerre Froide, comment revenir, se construire, exister ? (…) Aux souvenirs épiques de ces enfants se mêlent les images d’archives tantôt rougies par le sable, la chaleur et le vent, tantôt délavées, s’effaçant presque, nous donnant ainsi à voir les réminiscences de leur jeunesse révolutionnaire. »
Le film s’ouvre par un long plan sur la Maison du Peuple – tout un symbole – sur la musique d’Abdoulaye Cissé, icône burkinabé, et sur les paroles de Thomas Sankara lui-même : « Vous n’avez pas d’écoles, vous n’avez pas d’hôpitaux, vous n’avez pas de barrages, vous n’avez pas de caniveaux, vous n’avez pas de routes, vous n’avez pas assez de bureaux, très bien. Vous les aurez ! ». C’est dans ce but qu’il entend former, avec l’aide de Fidel Castro rencontré et devenu son ami, une élite capable de prendre en charge l’avenir de son pays.
La réalisatrice, si elle utilise des documents d’archives, prend le parti de suivre quelques-uns de ces adultes, qui furent enfants exilés sur l’Ile de La Jeunesse à Cuba, revenus dans leur pays sans être accueillis, sans y retrouver la place à laquelle ils avaient droit. Ils nous disent l’étonnement, dès l’aéroport et devant toutes les choses inconnues, le dépaysement, la douleur de la séparation – ainsi des petites filles s’étaient enfuies de l’école, croyant regagner à pied le Burkina Faso – mais aussi la fierté d’avoir à remplir la mission confiée par Sankara. Or, Sankara est assassiné un an plus tard, le blocus de Cuba s’intensifie, et le nouveau président Compaoré les ayant abandonnés, les enfants et adolescents vivent sous la protection de Fidel, partageant la vie difficile des Cubains : « Nous avions un peu de pain, de l’eau où l’on mettait un peu de sucre… ». Tous n’ont pas la chance de recevoir l’affection et le soutien d’une famille cubaine qui les adopte. Tous restent pendant deux ans complètement coupés de leur pays, de leur famille : on les croit morts ! Lorsque, leurs études terminées, ils rentrent au pays, Compaoré les éparpille dans les campagnes : ils ont appris le maniement des armes, ils sont des révolutionnaires en puissance, on feint de les craindre, on les méprise et leur refuse la reconnaissance des diplômes obtenus, ce pour quoi ils vont devoir se battre, groupés en association après la chute du président. L’espoir est ici porté par Mariam, médecin gynécologue, qui par sa persévérance a pu voir ses compétences reconnues, et mises au service des femmes de son pays. Le sourire, la douceur et la sérénité, émanant de toute sa personne, illuminent l’ensemble du film. Comme le texte du poète Novalis, que Sankara lit en 1984 à L’Assemblée des Nations Unies : « Bientôt les astres reviendront visiter la terre d’où ils se sont éloignés pendant nos temps obscurs ( … ) et l’histoire sera le rêve d’un présent à l’étendue infinie ».
« Un pays qui n’a pas de mémoire est un pays voué à la destruction », dit un militant communiste haïtien : il fallait extirper des mémoires cette généreuse utopie, occultée au point d’être presque oubliée, comme effacée de la conscience collective burkinabè. Il fallait rendre la parole à ces femmes, à ces hommes à qui l’on avait tout promis, rien accordé, qui virent leurs rêves d’enfants brisés, leurs vies d’adultes avortées par la faute des aléas de l’histoire et de politiciens sans scrupules. Un défi relevé, la réalisatrice s’étant approchée au plus près de celles et ceux qui ont bien voulu se confier à sa caméra – tous n’étaient pas prêts à accepter – pour en donner un portrait juste, sincère et émouvant. La plus grande qualité du documentaire est sans nul doute son authenticité.
Fort-de-France, le 6 octobre 2020