Une enquête approfondie sur le soutien indéfectible des États-Unis à la dictature des Duvalier, en Haïti, durant la Guerre Froide.
— par Janine Bailly —
À la Martinique, le Festival International du Film Documentaire a choisi comme patronyme « Les Révoltés du Monde ». Un fort joli titre, si l’on veut bien se rappeler que la manifestation est organisée par l’association Protea-Les Révoltés de l’Histoire. Car qu’est-ce d’abord que Protea, sinon cette superbe fleur originaire d’Afrique du Sud, et qui au pays de Nelson Mandela fut choisie comme emblème !
En dépit de l’obligation à porter sans défaillir le masque tout au long des séances, les salles se remplissent à l’appel de ce cinéma du réel, alors que le public, encore trop clairsemé, semble bouder les films de fiction offerts, depuis le déconfinement, par Madiana, ou par Tropiques-Atrium. La programmation Festival, centrée d’abord sur les Caraïbes, ses rapports avec l’Afrique, puis ouverte sur le reste du monde, exerce sur nous un attrait particulier – sans oublier les tarifs très attractifs proposés en cette période difficile ! Et c’est tout à notre honneur de vouloir, comme le dira l’un des organisateurs, « combler notre déficit de connaissances historiques et géopolitiques », nous renseigner sur le monde comme il va, ou comme il se fourvoie ! Mais ne peut-on désirer être plongé au cœur de la réalité tout en souhaitant s’en évader de temps à autre ? Au bonheur enfin retrouvé de partager avec les autres mes émotions, mes découvertes, mes surprises sur grand écran, s’ajoute ma perplexité : nous n’étions l’autre soir qu’une petite poignée de spectateurs à voir Ondine, en version originale sous-titrée, un petit bijou teinté de romantisme allemand, une jolie métaphore sur la force et l’éternité du sentiment amoureux… notre aptitude au rêve souffrirait-elle de la pandémie qui perdure ?
Bref, ne boudons pas notre plaisir, Papa Doc, l’Oncle Sam et les Tontons Macoutes, écrit et réalisé par Nicolas Jallot et Émile Rabaté, sorti en France en 2019, voilà une belle proposition pour l’ouverture du Festival, ce jeudi 2 octobre 2020. L’occasion de mieux appréhender ce que furent les « années Duvalier père et fils », puisqu’à François succéda Jean-Claude. Et qu’à la troisième génération un Nicolas ne se montre pas hostile à l’idée de jouer à son tour, dans un avenir nébuleux, un quelconque rôle politique en Haïti… les « héritiers », les « barons du duvaliérisme » restant là, « dans les coulisses », tapis dans l’ombre, prompts peut-être à se glisser dans l’interstice qui pourrait s’ouvrir…
Le documentaire est parfait dans le dosage, entre voix off qui assume la trame du récit, témoignages recueillis auprès des acteurs de l’époque, cartes situant le lieu des actions, interventions savantes de spécialistes historiens et avocats, et documents d’archives visuelles ou sonores : nous entendrons la voix de Papa Doc, puis celle de Baby Doc, moments propres à nous troubler quand nous savons les dictateurs qu’ils furent. Tortionnaires, sanguinaires, avides de pouvoir et de richesses. S’appuyant sur les tontons macoutes. « La démocratie, c’est un mot, c’est juste un mot. Ce que vous appelez démocratie dans votre pays, un autre pays peut appeler ça dictature », proclame dans un demi-sourire inquiétant Papa Doc. « Il n’a jamais été question de concéder quoi que ce soit au gouvernement américain », soutient son successeur, imposé à la tête du pays par les États-Unis, justement ! Ce serait à rire si ce n’était si tragique : le film démontre avec précision comment pendant trois sombres décennies, le pays soumis à un régime d’oppression et de répression instauré par un génie malfaisant – qui n’avait été d’abord qu’un petit médecin de campagne – ce pays fut, aurait pu dire Césaire un « jouet sombre au carnaval des autres ». Haïti, un pion dans la Guerre froide qui opposait en ces années les deux géants USA / URSS. Un bastion quand on craignait « l’avancée du communisme en Amérique latine ». Et François ou Jean-Claude Duvalier, pantins dont les présidents américains successifs tiraient les ficelles.
Le fondateur de la dynastie était « un admirateur d’Hitler et de Mussolini », dit Michel Soukar, l’historien qui apporte sa caution personnelle au point de vue adopté par les réalisateurs. D’ailleurs, la chasse aux livres, menée dans les foyers, fait écho à d’autres temps… car pour asseoir son pouvoir, il fallait mener « une guerre contre l’intelligence et la pensée ». Mais qui étaient ces tontons macoutes, sur lesquels prenait appui le dictateur, qui appliquaient par la force le régime des Duvalier, et dont la devise sonnait, sinistre, « Coupez les têtes, brûlez les maisons ! » ? À l’origine, le macoute est une figure légendaire de la mythologie haïtienne : porteur d’un sac dans lequel il enferme les enfants qu’il kidnappe… et c’est bien de cela qu’il s’agit, purges, exils, assassinats, arrestations arbitraires et tortures, disparitions de ces êtres chers qui jamais ne reviendront – et quand on entend s’approcher une certaine voiture, on sait que cela est prélude à un enlèvement – sont alors le quotidien du peuple. Recrutés sous la bannière des « Volontaires de la Sécurité Nationale », les tontons macoutes forment bientôt une milice attestant le « virage fasciste » pris par le régime de François Duvalier. Jean-Claude, lui, qui « hérite de la structure de répression imaginée par son père », créera « une unité de choc, le Bataillon des Léopards ». Lorsqu’exilé et déchu, il affirmerait que son pays était sur la bonne voie, que la population gardait un bon souvenir de son gouvernement, il ne répondrait pourtant pas à la question de savoir « s’il existe une nostalgie Jean-Claude Duvalier. »
Réalisé au plus près des témoins qu’il interroge, des archives qu’il compulse, le film instruit, mais plus encore touche, émeut, révolte. Quelques moments me resteront plus particulièrement en mémoire : la démagogie triste de François Duvalier distribuant aux ouvriers, puis lançant dans une petite foule des billets de banque de valeur ; la dignité de cette femme qu’enfant l’on traîna, avec tous ses camarades d’école, à l’exécution de jeunes opposants en place publique, puis qui vit, sur un journal oublié, la photo de la tête coupée de l’un des suppliciés, brandie par les cheveux ; les images qui sous-tendent les récits, parfois insoutenables, de ces hommes survivants des geôles de Fort-Dimanche, la prison mouroir surnommée Fort-La-Mort, et qui gardent en eux une incroyable force de vie.
Un film essentiel, car ainsi que le dit un témoin, emprisonné pour avoir été communiste, « un pays qui n’a pas de mémoire est un pays voué à la destruction… »
Des images en forme d’alerte ? Faut-il craindre un troisième Duvalier à la tête du pays ? On peut le penser à l’écoute de la voix qui rythme le documentaire : « L’Histoire bégaie en Haïti, les vieux démons sont de retour… Les duvaliéristes se nourrissent du chaos d’aujourd’hui pour cultiver la nostalgie d’hier ».
Fort-de-France, le 3 septembre 2020