— par Janine Bailly —
« Décolonisations : du sang et des larmes », de David Korn Brzoza et Pascal Blanchard, prix du Jury du Festival
« Antilles, la guerre oubliée », de Frédéric Monteil
S’il fut un moment où ces quatre jours consacrés au cinéma du réel méritèrent l’appellation de Festival des « Révoltés du Monde », c’est bien lors de la projection du documentaire Décolonisations : du sang et des larmes, réalisé conjointement par David Korn Brzoza et Pascal Blanchard, en lien avec l’album Décolonisations françaises, la chute d’un empire (Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, aux Éditions de La Martinière en 2020).
Un film pour raconter comment en moins de vingt ans, de 1943 à 1962, la France perdit la presque totalité de son empire colonial. Un documentaire, heureusement projeté en deux parties, tant certains épisodes, qui m’étaient jusqu’alors inconnus, donnaient de la France, de ses gouvernements et peut-être de son peuple, une image insoutenable. Une France raciste, au visage dépourvu d’ humanité, un peuple consentant, ignorant ou simplement silencieux, des gouvernements avides d’étendre leur emprise sur le monde, aux belles heures de la conquête et de la domination coloniale… puis s’efforçant, au mépris de tous les droits élémentaires, de conserver un empire qui concourait grandement à l’enrichissement du pays. Tentant de faire croire aux bienfaits d’une colonisation qui aurait été civilisatrice alors qu’elle ne visait que ses propres intérêts.
Le déferlement sur trois heures de scènes de guérilla ou de guerre qui ne disaient pas toujours leurs noms, de répression ordinairement quotidienne, de tortures, de trahisons, de non-respect de la parole donnée, ce déferlement sans concession, s’il devait provoquer en moi une juste colère, une saine réaction d’indignation, était aussi générateur d’un malaise tel qu’il finit par voiler ma réception des images et ma compréhension du propos, pour ne laisser place qu’à mon émotion. Un film nécessaire, qu’il faut admettre et supporter de voir, qui creuse là où ça fait mal, qui met à nu la vérité, sous la lumière crue de la caméra, le choc des témoignages, la force des documents d’archives ! Qui montre aussi par quels chemins difficiles, parfois tortueux, les pays colonisés luttèrent jusqu’à obtenir, ou jusqu’à arracher, leur indépendance.
Un documentaire essentiel, qui sera diffusé en prime-time sur France 2 ce mardi 6 octobre. Ce que nous apprend sur l’écran – il n’a pu hélas être présent au Festival comme annoncé – David Korn Brzoza. Par ailleurs, soucieux d’adoucir peut-être notre peine, il tient à rappeler que ce ne sont pas tous les pays qui feraient cela, accepter de diffuser sur une chaîne nationale un tel film, à l’heure de plus grande écoute ; et que la France reste, malgré tout, « une belle démocratie ».
Du documentaire de Frédéric Monteil, nous ne voyons que le second volet, intitulé La Libération et ses blessures, qui succède à Vichy aux Antilles, déjà projeté précédemment. Un exemple justement de l’injustice et de l’ingratitude dont on fit preuve, à la Seconde Guerre Mondiale, envers ceux qui, venus des lointaines Antilles Françaises, aidèrent à libérer « la patrie ». Alors que la Martinique était tenue en coupe réglée sous la férule de l’amiral Robert et de ses courtisans, restés fidèles au régime de Vichy, des centaines d’hommes, mais des femmes aussi que trop souvent l’on oublie de citer, quittèrent leur terre natale, Martinique, Guadeloupe, Guyane sur des embarcations qui pouvaient être de fortune, dans le but de rejoindre les Forces françaises libres… encore que le titre de résistants leur fut pendant de longues décennies dénié. Parmi le bataillon antillais, il y avait l’émouvante Jeanne Catayée, engagée pour répondre à l’appel du Général : « J’ai téléphoné tout de suite à mon Papa – Papa, est-ce que tu me permets d’aller me faire inscrire pour aller défendre la France ? – Mon papa avait les larmes aux yeux. Il a dit si j’étais libre, j’y serais allé aussi », raconte-t-elle. Auprès d’elle, vingt-trois autres femmes, parfaitement intégrées : « Quand le commandant a pris le commandement de l’armée, il a dit aux hommes : Les filles qui sont là, elles sont vos soeurs, vous devez les aider. Et surtout les respecter ! ».
Ils étaient environ 2500. Ils étaient « les dissidents ». Ils avaient pourtant accompli un long et périlleux périple, qui les avait menés des îles anglaises voisines, où ils avaient rejoints les gaullistes, vers les États-Unis où ils reçurent une formation militaire, jusqu’au débarquement de Provence, en passant par l’Afrique du Nord ou l’Italie, – « on était entré français, on est ressorti américain », plaisante l’un des témoins –, et pour libérer la France gagnant jusqu’aux neiges glacées de la plaine alsacienne… Une épopée sortie de l’oubli, que le film retrace à l’aide des témoignages d’anciens combattants, et grâce aux interventions des historiens. Un documentaire qui se veut le plus objectif possible : ainsi, déclare une personne interrogée, écornant un peu l’image, « tous ne partaient pas par patriotisme, pour défendre la partie… », . Quant à la population de l’île, elle ne fit pas toujours bon accueil à ceux qui revenaient, et qui n’avaient plus rien…
Alors que les survivants de cette époque s’éteignent peu à peu, il était essentiel de leur dédier ce film, afin que leur courage et les exploits accomplis ne tombent pas à nouveau dans les oubliettes de l’histoire. Exclus pendant trop de décennies des cérémonies du souvenir locales et nationales, les dissidents sont désormais régulièrement honorés par la plupart des acteurs de la mémoire. C’est le président Nicolas Sarkozy qui, venu à Fort-de-France en juin 2009 et voulant « réparer une injustice », leur a rendu hommage devant le Monument aux Morts de la Savane. Une cérémonie au cours de laquelle, jugeant la dissidence « exemplaire et digne d’appartenir à la légende sacrée de la Seconde Guerre mondiale », il a remis la Légion d’honneur à quinze résistants survivants, déclarant aussi que « Nos sangs sont mêlés, c’est un ciment que nul ne peut briser. »
Pour rappel, au cours de l’année 2005, grâce au documentaire Parcours de dissidents, la martiniquaise Euzhan Palcy avait été la première à tenter de corriger par une œuvre cinématographique cet oubli de l’Histoire, en donnant la parole aux Antillais qui avaient combattu aux côtés du Général de Gaulle.
Mais je voudrais terminer sur cette phrase, entendue au cours du Festival, et qui pourrait en être la devise, car c’est bien contre cette non-écriture qu’il lutte : « Il faut tourner la page… mais comment tourner la page quand elle n’est pas écrite ? »
Fort-de-France, le 4 octobre 2020