– par Janine Bailly –
Être à la « retraite », quel vilain mot, et quel état pour moi désagréable, mais quand il me permet de profiter au maximum des journées RCM, alors je retrouve sourire, entrain et joie de vivre ! Tenez, ce mardi, passé midi, je n’ai guère quitté les salles de l’Atrium, et tant pis s’il m’a fallu pour cela « sacrifier » les deux séances du soir proposées sur les écrans de Madiana. Un petit marathon aux étapes variées car outre les films, longs et courts métrages, fictions et documentaires, ces rencontres cinématographiques proposent débats, rencontres ou tables rondes de qualité, animés par des professionnels mais bien généreusement ouverts au public.
Midi trente : première escale à la Case à Vent pour un documentaire de Guadeloupe, et qui participe à la compétition caribéenne ; peu de spectateurs en raison de l’heure, mais des aficionados bien décidés à n’en pas perdre une miette. Et nous voici pour trente-quatre minutes embarqués sur ce petit bateau, aux flancs de peinture bleue légèrement écaillée, au moteur parfois défaillant, le Black Kiss, qui donne son titre au film et qui, sous l’égide de son beau « capitaine » à la détermination farouche et à la langue bien pendue, nous fera entrer dans les arcanes de la pêche en eaux antillaises. Tout commence par une caméra descriptive : plans sereins sur les gestes assurés, compétents et immémoriaux des pêcheurs revenus à terre, brèves paroles échangées qui viennent souligner la qualité du silence, et qui pourtant nous alertent déjà. Détour par l’intimité de la famille, le bateau instrument de travail se faisant porteur de loisirs quand il emmène femme et petite fille prendre un peu plus au large un bain de vent et de mer. Et puis peu à peu tout s’accélère et s’intensifie, l’intrigue se noue ; car le documentaire est construit et dramatisé ici autant qu’une œuvre de fiction : on découvre, par le biais notamment d’une conversation téléphonique, enregistrée le temps d’un trajet automobile, que pour les pêcheurs, aujourd’hui tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ! Chlordécone imposant des zones d’interdiction partielle ou totale de pêche, sargasses s’accrochant aux filets et aux moteurs, projets demandés par l’état à ceux pour qui la pêche est « le plus beau métier du monde », mais projets jamais pris en compte. Aussi La colère gronde, qui s’exprimera dans une énième réunion, point d’orgue du film venant donner corps aux paroles prémonitoires du pêcheur : « La Guadeloupe doit relever la tête… descendre dans la rue… » ou encore « Je ne veux pas que les jeunes entrent dans ce métier comme cela ! »
Treize heures trente : petite pause gourmande, les Tartes en Folie ne sont qu’à quelques encablures, et si le cinéma nourrit et l’âme et le cœur, le corps garde ses exigences !
Quatorze heures trente : ponctuel, le trio de réalisateurs pressentis arrive, pour se livrer à un échange sur le thème imposé : « Réaliser entre réel et fiction ». Steve joue les modérateurs, compétent et chaleureux comme à l’accoutumée.
Le rapport au réel ? Chacun a sa réponse. Thomas Lilti, réalisateur de Hippocrate et de Médecin de campagne, médecin lui-même, et à qui l’on dit souvent qu’il fait du documentaire, répond qu’il ne cherche pas l’ancrage dans le réel, quand bien même son premier film tient de l’autobiographie. Il « s’inscrit dans le réel en étant dans la fiction », et raconte des histoires pour « s’éloigner du documentaire », satisfaire au romanesque et au désir d’aventure.
Dani Kouyaté, venu du Burkina Faso présenter Sia le rêve du python, nous dira qu’il se veut conteur, et nous le prouvera aussitôt : « La parole est métaphore. Elle est comme de l’arachide. Il faut l’ouvrir et prendre la graine. La parole réelle est à décortiquer. ».Pour lui, où serait la frontière, lors que la différence est difficile à faire entre réel et fiction ? Pour lui, le documentaire est plus difficile à réussir que la fiction, du fait que dans la fiction, il a dit-il, droit de vie et de mort sur ses personnages.
Son tour venu, Gilles Élie-Dit-Cosaque, qu’ici on ne présente plus, confiera qu’il s’agit juste de perception, du regard porté. Dès que l’on cadre et raconte, on entre dans la fiction. Et c’est l’agencement des histoires réelles qui conduit à la fiction. Au sujet de son dernier opus, Je nous sommes vus, à découvrir en soirée de clôture, il a cette anecdote significative : les personnes interrogées au sujet des télénovelas lui répondent : « C’est nos vies qu’on regarde », alors qu’il s’agit bien évidemment là de fictions ! À l’inverse, il semblerait, selon l’un des intervenants, que les informations télévisées soient de plus en plus mises en scène, et le réel rendu plus fictionnel qu’autrefois.
À la question de savoir si le documentaire est le véhicule du réel, tous trois en tombent d’accord : la réalité même est fiction, la frontière est mince entre documentaire et fiction. D’ailleurs, si frontière il y a, elle n’est pas étanche, et les différences sont floues entre l’un et l’autre genre. Enfin, pour clore cette rencontre riche d’échanges, il est précisé qu’aussi bien dans le documentaire que dans la fiction, quelque chose échappe au réel ; qu’aujourd’hui émerge dans la production cinématographique française une dimension sociale, un souci de porter un regard engagé sur un monde devenu dur et compétitif ; que le numérique a permis aux cinéastes africains d’être libres, délivrés du souci de la pellicule, à envoyer par le passé dans les laboratoires parisiens en dépit des risques encourus ; que le documentaire n’est pas un reportage puisqu’il raconte une histoire, demande un point de vue particulier, et reconstitue au plus près du réel sans être le réel !
De dix-huit heures trente à vingt-deux heures : Deux courts-métrages réussis, chacun en son genre, ne purent laisser la salle insensible : Rico, ou la mésaventure de ce petit garçon qui tente de sauver son ami le cochon de Noël, et El Negro, qui en treize minutes pose intelligemment nombre de questions qui nous hantent sur le racisme ambiant. Je retiendrai aussi l’étrange et mystérieuse beauté de SO.CI3.TY, drame futuriste réalisé par une jeune équipe de Martinique, dont on espère une suite qui, répondant à nos interrogations, nous montrerait cette Cité dont sont venus les héros, « supra mégapole régie par une intelligence artificielle. ». Du long métrage qui clôturait la soirée, je ne dirai rien que ma sidération, car si j’ai bien compris que La bataille de TABATÔ, film certes important venu de Guinée-Bissau, nous parlait des guerres et tragédies qui ont ensanglanté le pays, si j’ai été sensible à la perfection noire et blanche, passée un instant au rouge, des images du continent africain, je ne saurais parler d’une œuvre complexe et qui demande pour être lue des codes que je ne possède pas.
Qu’on ne m’en veuille pas d’avoir été cette fois un peu prolixe : comme le dit son organisateur, ce festival est si dense !
Janine Bailly, Fort-de-France, le 22 juin 2016