Aventures scientifiques en compagnie du Père Pinchon
— Par Roger de Jaham —
Vers le milieu des années 1960, nous étions un groupe d’adolescents plus ou moins cousins, en tout cas bons amis, qui avons eu la chance de croiser la route du Père Robert PINCHON. Non pas au Séminaire collège, où celui-ci enseignait les sciences naturelles, car nous étions tous scolarisés au Lycée Schœlcher ; mais l’un d’entre nous, Hugues, était le fils d’un chef d’entreprise martiniquais absolument passionné par la nature et l’histoire de notre île, matières auxquelles il consacrait alors, outre tout son temps libre, une bonne partie de ses ressources financières.
Émile HAYOT, car il s’agit de lui, le fondateur de la Société d’Histoire de la Martinique, contribuait en effet, avec d’autres « sponsors » dont le docteur MORANGE, tout aussi enthousiaste que lui, au financement des travaux et des « expéditions » du Père PINCHON. Ces trois amis nous avaient recrutés avec autorité pour être les tâcherons taillables et corvéables à merci de leurs diverses recherches. C’est ainsi que Jean-Paul MARRY, Jean-Marc GOUYER, Hugues PETITJEAN-ROGET, Jean-Marc MATHIEU, Hugues HAYOT et moi-même avons par exemple retourné des tonnes de sable au Diamant lors de fouilles archéologiques sur des sites précolombiens ; nettoyé et assemblé des milliers de tessons de poteries caraïbes ; recherché les dents d’un cachalot échoué à l’Anse Couleuvre pour calculer son âge…
C’est dans ce contexte de travaux forcés au demeurant bien amicaux, que le Père PINCHON se donne une nouvelle énigme scientifique à résoudre : il s’agit de la migration des puffins de l’îlet Hardy, près de la baie des Anglais à Sainte-Anne. Ces oiseaux marins -dont le nom scientifique est puffins de l’Herminier (puffinus l. therminieri Lesson)- d’une trentaine de centimètres de long, au plumage gris-noir sur le dos et blanc sous le ventre, présentent une double particularité : la première, celle de nicher, lorsqu’ils sont à la Martinique, dans des grottes situées à l’îlet Hardy ; la seconde, celle de disparaître totalement chaque année de notre région pendant plus de sept mois, soit de juin à février. Et personne ne sait où vont ces oiseaux durant leur longue absence. De quoi aiguiser la curiosité scientifique insatiable du Père PINCHON !
Il avait observé ce phénomène migratoire par hasard en 1952, et cherchait le moyen de « pister » ces puffins lorsqu’ils disparaissaient. Dès 1957 le Père PINCHON entreprit de mettre sur pied des campagnes de baguages avec des bagues en aluminium que lui fournissait le Fish and Wildlife Service de Washington. Son programme était d’intercepter un maximum de puffins pour leur fixer sur une patte une bague numérotée et identifiée. Puis ensuite, d’espérer que l’un ou l’autre de ces oiseaux immatriculés soit retrouvé quelque part sur la planète, permettant ainsi de retracer leur migration. Mais ces premières campagnes se révélèrent quelque peu décevantes, car les puffins ayant la fâcheuse habitude de marcher non pas sur leurs doigts mais sur leurs tarses, l’aluminium utilisé pour les bagues s’usait alors rapidement et les inscriptions devenaient illisibles, à force de frotter sur le sol. En huit ans près de 1.180 puffins avaient été bagués, mais sans obtenir aucune reprise.
Le Père PINCHON se tourna alors vers le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris dont il était devenu le correspondant, afin de trouver le métal adapté à cette situation particulière. Après une étude in situ, cette institution fournit en 1962 un lot de 3.000 bagues inusables en monel fabriquées en Suède, et gravées… en Angleterre. Et c’est là qu’interviennent les tâcherons-forçats cités plus haut, réquisitionnés par le trio infernal PINCHON-HAYOT-MORANGE. Nous effectuons en 1963 notre première saison de baguage durant les vacances du carnaval, période où les puffins regagnent l’ilet Hardy pour nidifier.
Cet îlet fait partie d’un groupe de quatre îlots de calcaire corallien positionnés face à la baie des Anglais, qu’ils protègent de la houle de l’océan Atlantique. L’îlet Hardy est le plus au nord, vers le sud s’échelonnent l’îlet Touaou, l’îlet Percé (aussi appelé îlet Tabac), puis l’îlet Poirier. Si le premier tire son nom du patronyme de son propriétaire du début du XVIII° siècle, la dénomination du second vient de l’importante colonie de sternes « touaous » qu’il abrite ; le troisième possède en son centre une voûte sous laquelle les vagues passent d’un bord à l’autre ; le quatrième, le plus grand, est colonisé en son milieu par un petit bois de poiriers tropicaux. Par rapport à ses voisins, l’îlet Hardy présente l’originalité d’être creusé, « dans sa moitié sud, d’une série de galeries qui se rejoignent et se recroisent, s’élargissant par endroits en de vastes voûtes mais sans jamais présenter une hauteur de plus d’un mètre. C’est (…) le lieu d’élection d’une extraordinaire colonie d’oiseaux de mer. » Le creusement de ces grottes qui n’existent nulle part ailleurs dans la Caraïbe, provient certainement, à une époque très ancienne, de l’action de la mer sur une couche de roches composites tendres placées entre deux couches de roches dures. Autre particularité de l’îlet Hardy, c’est la présence sur son rivage ouest d’une langue de sable s’étendant parfois jusqu’à 80 ou 100 mètres vers la baie des Anglais, formée par la rencontre des courants qui contournent l’îlet à la fois par le sud et le nord, provoquant le déplacement et la transformation continue du banc de sable.
C’est un pêcheur du cap Chevalier qui nous déposait avec sa yole sur la langue de sable de l’îlet Hardy, où nous restions isolés du monde durant huit à dix jours (il n’y avait pas encore de téléphone portable !). De sorte que nous emportions un ravitaillement conséquent, ainsi d’ailleurs que l’autel portatif du Père PINCHON, sur lequel il célébrait la messe chaque matin, nous transformant derechef dès l’aube en enfants de chœur. Nous installions notre campement sur la bande de sable au plus près de la roche de l’îlet, et passions ainsi les plus belles vacances du monde. Nos seuls visiteurs étaient les pêcheurs juchés sur leurs radeaux –les « ras »- qui passaient pour relever leurs nasses.
Notre dream team avait pour mission de baguer le maximum de puffins, et à cette fin nous appliquions deux méthodes : l’interception au vol, et la capture au nid. La première méthode était la plus sportive, car ces oiseaux marins quittent leur abri des grottes au petit matin pour aller pêcher en mer, et reviennent au nid le soir, leur jabot et leur estomac gorgés de petits poissons, des pisquettes. Dans la pénombre du crépuscule ou de l’aube, selon le cas, à l’affût à la sortie des galeries, nous repérions l’approche des puffins à l’oreille, soit par le battement de leurs ailes, soit encore par leurs cris. Il s’agissait alors d’intercepter chaque volatile, de le retourner pour vérifier s’il portait ou non une bague ; dans l’affirmative, et tandis qu’il se débattait, il fallait alors relever le numéro de la bague et le noter sur un calepin, la lampe électrique entre les dents, cependant que ses congénères continuaient d’affluer, nous percutant parfois. Si l’oiseau capturé n’était pas déjà équipé d’une bague, tout en le maintenant d’une main il fallait ranger calepin et crayon, sortir le tube plastique portant les bagues numérotées entr’ouvertes, retrouver la pince plate dans l’une ou l’autre de nos poches, saisir la bague entre les mâchoires de la pince, la placer autour du tarse de l’oiseau, puis la refermer sans le blesser, la torche électrique toujours entre les dents. Le soir il arrivait très souvent que, sous le coup de l’émotion de leur capture, les puffins régurgitent leurs poissons prédigérés, en longs jets peu odorants que nous tentions d’éviter. Tout cela en équilibre plus ou moins instable sur une corniche rocheuse surplombant la mer… C’était sportif, je vous dis !
La seconde méthode, la capture au nid, s’opérait de jour, dans une ambiance plus calme, quoique : équipés de tout l’attirail du parfait bagueur (collier de bagues numérotées, calepin et crayon, pince, bouteille d’eau, lampe électrique), il nous fallait en effet ramper dans les galeries de l’îlet, dont souvent la hauteur ne dépassait pas notre pointure de chaussures. Les puffins et leurs poussins nichaient dans les anfractuosités et les alvéoles des grottes, parfois faciles à atteindre, mais aussi dans des recoins invraisemblables. Et dans tous les cas ils se débattaient bec et ongles, c’est vraiment le cas de le dire ! D’où de nombreuses petites blessures aux mains, chaque fois ponctuées d’exclamations peu catholiques, mais le Père PINCHON nous en donnait volontiers l’absolution. Nous ressortions de ces galeries crottés, écorchés et malodorants, mais un bain de mer réparait bien vite nos petits bobos.
Quelle que soit la méthode utilisée, nous retrouvions régulièrement des oiseaux déjà immatriculés, qui revenaient à chaque saison nicher dans la même galerie, voire dans le même trou, pendant plusieurs années, ce qui démontre leur fidélité à leur lieu de ponte ou de naissance. La population de ces oiseaux était estimée à 1.000 individus environ. Les puffins viennent en couple à l’îlet Hardy en fin février-début mars pondre leur œuf unique qu’ils couvent à tour de rôle pendant 32-33 jours, puis élever leur poussin. À sa naissance, celui-ci est couvert d’un duvet gris-bleu qui le fait ressembler à une houppette à poudre. Au bout d’environ deux mois il est devenu adulte, et la famille puffin peut reprendre la mer vers la mi-juin.
Le Père PINCHON invitait fréquemment des scientifiques de haut niveau à participer à ses campagnes sur l’îlet Hardy : des ornithologues, bien sûr, mais aussi des parasitologues, des botanistes, des géologues, des zoologues venaient ainsi partager ses recherches et enrichir ses travaux. Le soir, autour du feu de camp, nous vivions des moments privilégiés à les écouter échanger leurs idées, confronter leurs théories, et tenter de répondre aux multiples questions dont nous les bombardions.
Selon les notes du Père PINCHON, en cinq années nous avons immatriculé au total 1.650 puffins, dont 420 jeunes et 1.230 adultes. À ce jour, aucun d’entre eux n’aurait été repris ailleurs qu’à l’îlet Hardy, ce qui confirme la théorie du Père PINCHON que ces oiseaux marins vivent en haute mer, et ne reviennent à terre que pour se reproduire.
En 1966 nous avons effectué une ultime campagne sur l’îlet Hardy en dehors des périodes de nidification des puffins, afin de dresser la carte de ses grottes et cavernes. Munis de cordes à nœuds, de boussoles et de compas de bois géants, nous avons relevé tous les mètres la hauteur et la largeur des galeries, ainsi que leur orientation. Par une triangulation en surface entre les entrées des grottes, nous avons pu corriger nos éventuelles erreurs, et constaté qu’elles n’excédaient pas un mètre. C’est ainsi que Jean-Paul MARRY et moi avons pu réaliser une carte aussi exacte que possible, qui figure en pages centrales de l’ouvrage « Quelques aspects de la nature au Antilles » publié en 1967 par le Père Robert PINCHON. Dans ce livre, il qualifiait ainsi notre travail : « Avec l’aide d’équipes de jeunes (…), grâce surtout à leur esprit sportif et à leur souci de faire œuvre scientifique, nous avons pu obtenir des résultats intéressants. Le travail qui est demandé aux participants de ces camps de recherche est très dur (…)»
Cet homme hors du commun, ce scientifique profondément amoureux de la faune et de la flore de la Martinique, nous a offert, au groupe d’adolescents que nous étions, des étoiles plein les yeux et des souvenirs impérissables. Le classement en 1995 des îlets de Sainte-Anne en réserve naturelle nationale répond aux vœux du Père PINCHON, qui concluait dans son livre précité : « Nous voulons espérer que le respect des pêcheurs et des chasseurs, qui fréquentent la baie des Anglais, assurera à l’îlet Hardy la pérennité de cette curiosité unique dans les Antilles et facilitera ainsi la recherche scientifique. »
Roger de JAHAM
19/04/2015